Cori : de très riches « Porte Aperte » 2023 Exemplaire

Fin juillet 2023, la communauté de Mar Moussa, tous les membres réunis, a organisé à Cori, près de Rome, des Portes ouvertes très suivies.

Riche palette des interventions, dont on peut se rendre compte ci-dessous.

1-1 L’histoire du Livre de Paolo Amoureux de l’islam croyant en Jésus, par Barbara Mertens
La première fois que je séjournais à Deir Mar Moussa en 2009, Paolo s’occupait à faire les dernières corrections au manuscrit « Amoureux de l’islam. Croyant en Jésus ». Il me le confiait après un échange et m’encourageait à le lire pour mieux comprendre mon expérience avec les musulmans et l’islam.
En 2009, il était trop tôt pour moi pour vraiment avoir accès à ce livre, qui est exigeant en termes de contenu et de théologie. Ce n’est qu’une fois de retour en Belgique et après avoir exploré davantage mes racines chrétiennes que j’ai senti que le livre commençait à me parler davantage. Tout simplement parce que – comme mon expérience à Deir Mar Moussa même – il m’a aidé à retrouver le chemin du christianisme sans devoir – comme c’était mon désir – rejeter la richesse de l’islam.
Pour ma part, je n’avais pas tellement étudié l’islam sur le plan théologique, mais j’avais beaucoup vécu et ressenti à travers l’amitié et les échanges avec mes collègues musulmans. Ces expériences m’ont remise sur la voie de Dieu et ont commencé à donner de plus en plus de direction à ma vie. Le livre de Paolo m’a aidé à les encadrer et m’a aussi montré jusqu’où ce chemin de partage pouvait aller et combien il pouvait être riche. Les fragments qui m’ont inspiré dès le départ se situent principalement au niveau de l’expérience.

Initiation à l’islam
Par exemple, il y a le moment où Paolo décrit ce qu’il appelle lui-même son initiation à l’islam. Alors qu’il assiste à la prière islamique quelque part dans une mosquée locale en Syrie, il fait l’expérience de la beauté, de l’universalité, de la douceur et de la vérité de la prière musulmane qui se révélaient à lui dans toute leur puissance. Au même moment, il pense à son père qui, dans son enfance sur les sommets des Abruzzes, avait ouvert les mains et demandé aux fleuves, aux vallées et aux étoiles de louer le Seigneur avec lui et ses enfants. Pendant la prière musulmane, Paolo se souvient de cette prière de son père et se rend compte qu’il ne veut pas se convertir vers l’islam mais partager la louange de Dieu avec les musulmans qui étaient là avec lui.
A travers mon inspiration franciscaine, j’y reconnais l’expérience et le désir de François d’Assise qui, à peine un an après sa visite au sultan d’Égypte, encourageait dans une lettre les responsables des villes à louer et à remercier Dieu chaque soir, après un appel ou un signe, avec tous les habitants de la terre. C’est un désir de fraternité qui trouve son origine dans le sentiment d’être frères et sœurs les uns des autres en tant que créatures d’un seul et même Créateur, en tant qu’enfants d’un seul et même Père. C’est le Cantique de Frère Soleil, dans lequel François d’Assise veut louer Dieu fraternellement uni à toute créature, qui s’ouvre au-delà des frontières de la religion à une fraternité universelle.
C’est le simple désir d’aimer l’autre dans toute son altérité, tel qu’il a été voulu et créé par Dieu, et de se sentir relié à l’autre en profondeur. C’était exactement ce désir que j’avais ressenti quand, à l’âge de 25 ans, j’ai accompagné une de mes collègues musulmanes à la mosquée à Anvers où j’ai, de manière inattendue, retrouvé ou ressenti une trace de Dieu. Les nombreuses conversations qui ont suivi m’ont beaucoup appris sur l’islam, mais m’ont aussi fait porter un regard différent sur mes propres racines chrétiennes.

La rencontre comme espace sacré
Ce qui me touche toujours dans le livre, c’est la façon dont Paolo décrit l’espace de la rencontre et du dialogue existentiel comme un espace sacré, un espace saint doté d’un pouvoir de révélation. L’autre me révèle quelque chose de Celui que je cherche.
Paolo décrit un dialogue interreligieux authentique comme un espace prophétique où des nouvelles perspectives humaines peuvent émerger précisément entre ce qui est étrange et ce qui est familier. J’en fais également l’expérience au travail lorsqu’avec un conseiller islamique et un collaborateur pastoral, j’anime des rencontres interreligieuses dans le centre psychiatrique médico-légal d’Anvers. Nous lisons l’histoire de Joseph dans la Bible et le Coran, avec un petit groupe de chrétiens et de musulmans. Il est touchant de voir comment des personnes qui semblent littéralement se trouver dans un puits d’oubli, peuvent, en lisant et en interprétant ensemble les textes sacrés, rendre visible mutuellement quelque chose de l’espoir et du soutien de Dieu et se renforcer l’une l’autre.
Bien que nous échangeons également sur les différences théologiques du texte, nous finissons toujours par arriver à l’essentiel, à la manière dont chacun fait l’expérience de Dieu dans sa propre vie. À un niveau aussi profondément humain de souffrance et de foi, on expérimente presque de lui-même l’authenticité de la foi de l’autre et de la relation à Dieu de l’autre.
Le fait que le livre de Paolo fournisse un cadre théologique pour nommer des expériences ou des révélations comme celles-ci qui leur donne une place légitime dans l’expérience chrétienne de la foi m’a été très précieux parce qu’il ouvre une voie. Il ouvre un espace dans lequel il est non seulement bien de vivre avec l’autre, mais qui offre surtout une perspective d’avenir vivifiante.

Un christianisme en mouvement
Le livre de Paolo offrait pour moi aussi un nouveau souffle pour mon retour au christianisme. Je ressens ce livre comme un puissant plaidoyer en faveur d’un christianisme toujours en mouvement, toujours en marche et ouvert à l’autre. Les chrétiens – pour reprendre les termes des Actes des apôtres – sont des « disciples du chemin », ils sont toujours en route vers Dieu, ouverts à l’exploration des chemins jusqu’à là inexplorés sur lesquels l’Esprit les conduit. Être chrétien, c’est en soi choisir de ne pas rester confiné en soi-même. Cette dynamique ne devrait pas être bloquée.
Je viens d’une région très laïque. Il n’a pas été facile de retourner à l’église – sûrement pas à l’église presque stérile que j’ai connue dans mon enfance. La vision prophétique que Paolo expose dans le livre, ainsi que mon expérience à Mar Moussa et à Cori, m’ont fait réaliser à plusieurs reprises qu’il s’agissait d’une vision de la vie ecclésiale à laquelle je voulais appartenir.
Parce que c’est une église qui est capable d’être profondément enracinée dans sa propre foi et sa propre tradition au milieu d’un monde pluraliste pour à la fin projeter une vision d’espérance pour l’avenir qui englobe tout le monde, un horizon partagé vers lequel nous avançons tous ensemble et qui sait vivre la pluralité. Une Église qui veut être levure dans la société d’aujourd’hui, qu’elle soit pluraliste ou à prédominance musulmane.

Pour l’amour de l’Islam
L’absence d’une vision commune pour l’avenir a été très visible en Belgique en 2016. C’était l’année des attentats terroristes à Bruxelles, qui ont fait 35 morts. Le débat social s’est fortement polarisé. Marc Colpaert – avec qui j’ai traduit le livre – et moi avons ressenti le besoin d’une voix porteuse d’espérance dans le débat, d’une vision réconciliante pour l’avenir. Nous avons donc décidé de traduire le livre et l’éditeur a immédiatement accepté.
Cependant, nous avons estimé qu’il était impossible, dans le contexte flamand séculaire, de conserver le titre qui pourrait repousser les gens à lire le livre. Nous avons donc opté pour le titre « Pour l’amour de l’islam », ce qui représentait encore un défi pour certains. « Les musulmans sont des êtres humains que nous voulons aimer, oui, mais l’islam… », entendait-on souvent. Pourtant, la même année, le livre a été élu meilleur livre religieux de 2016 par un jury professionnel unanimement convaincu de la nécessité de cette vision réconciliante dans notre époque. Un coup de providence inattendu pour la diffusion de la vision de Paolo dans nos régions.

1-2  Amoureux de l’Islam croyant en Jésus, par Richard Kimball
Merci à tous, et merci Sr. Deema, P. Youssef, Sr. Carol et (autres) d’avoir organisé ce rassemblement Portes Ouvertes en l’honneur du P. Paolo à l’approche du 10e anniversaire de sa tragique disparition.

C’est un plaisir de vous rencontrer enfin tous et j’ai hâte de mieux vous connaître et de participer à cette rencontre.

En regardant autour de moi, je vois que nous sommes un groupe assez éclectique, avec un fil conducteur…

Avant de parler de la traduction d’Amoureux de l’Islam, croyant en Jésus, je veux raconter brièvement comment j’ai commencé à m’intéresser à l’Islam et le voyage qui m’a amené à entendre parler du père Paolo et de la communauté al-Khalil.

Mon intérêt pour l’islam a commencé :
1. Maine, Trois frères d’Iran, UMO, 1984. Crise des otages, islamophobie…
2. Corps de la Paix Tunisie, 1985-87, un temps de réflexion et de service, vocation.
3. Bizerte, Langue & Inculturation, et OLP, Jambe de bois.
4. Gabès, Père Dominique Tommy-Martin, Sœur Blanche d’Afrique, chrétiens du sud de la Tunisie. Se lier d’amitié avec les musulmans, soyez des ambassadeurs du Christ.
5. Comptoir de Pêche, Familles interreligieuses, Amis et dialogue à travers le Sacrement de la Vie quotidienne.
En Tunisie, j’ai rencontré des gens comme le père Paolo et la communauté al-Khalil, qui voient à travers la brume souvent créée par les polémiques, les apologistes et le bagage socio-politique. Ils voient la relation appropriée entre le christianisme et l’islam comme une relation d’amitié, que nous sommes meilleurs par la coopération et le dialogue, comme sur un nouveau chemin vers Emmaüs.

Impressions: Nous, c’est-à-dire ici chrétiens en dehors du monde musulman, nous sommes vraiment trompés sur l’islam.

Après le Corps de la paix, je suis retourné chez moi dans le Maine, mais je n’ai pas pu m’installer. Habituellement, les volontaires du Corps de la paix complètent leur service en parlant de leur expérience dans les écoles et les réunions publiques.

Je voulais parler à mes compatriotes du Maine de ce que nous, en tant qu’Américains, faisions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, dans le monde musulman. Pourtant, ce que j’avais à dire ne correspondait pas au récit des années Reagan. Les écoles ont annulé mes conférences, et j’ai eu de plus en plus de mal à trouver des occasions de partager mes expériences de la Tunisie, de l’islam et de la culture musulmane.

Galway, Irlande, un pays neutre, un lieu de croissance :
Après quelques mois dans le Maine, on m’a offert un emploi en Irlande avec un homme d’affaires qui avait entendu parler de mon travail en Tunisie par des contacts familiaux et qui essayait de négocier du poisson vers l’Europe continentale. J’ai donc déménagé en Irlande.

Au fur et à mesure que je m’installais dans le rythme de la vie, ma passion pour l’étude de la théologie est revenue, cette fois, la passion a pris une direction très spécifique. Je voulais aller au fond des similitudes et des contradictions déroutantes entre l’islam et le christianisme.

Chaque long voyage commence par le premier pas. Ma première étape a commencé à NUIG avec un programme de théologie de 2 ans appelé Développement communautaire et théologie pratique. Mon projet concernait la transformation non-violente des conflits en Palestine. Dans le cadre du projet, j’ai passé du temps à l’école Quaker de Ramallah, en Palestine, où j’ai enseigné aux élèves de 9e, 10e et 11e année. Je suis quaker d’ailleurs.

J’ai poursuivi une maîtrise à St. Andrews, au Royaume-Uni, où ma thèse a exploré le concept de Messie à travers le judaïsme, le christianisme et l’islam. Donc, comme vous pouvez le voir, je me rapproche de mon domaine d’intérêt.

Après St. Andrews, on m’a conseillé de poursuivre un doctorat à l’Irish School of Ecumenics, où Norbert Hintersteiner est devenu mon superviseur.

Le sujet de ma thèse est devenu The People of the Book, ahl al-Kitāb : A Comparative Theological Exploration. Pour ceux qui ne connaissent pas le terme, ahl al-kitāb [Peuple du Livre], c’est une appellation coranique qui régit les relations entre les musulmans et les adeptes d’autres religions monothéistes, dont les écritures sont reconnues par l’Islam comme étant révélées par Dieu.

Ici, j’ai découvert le travail du père Paolo alors que j’étudiais l’arabe chrétien primitif à la demande de Norbert à l’Université catholique de Washington DC avec le père Sidney H Griffith en 2013.

Le jour de la disparition du P. Paolo, le P. Griffith et moi étudiions Sulaymān Ibn Hasan Al-Ghazzī, l’évêque de Gaza du 10/11ème siècle et sa poésie dīwān.

Le père Griffith connaissait le père Paolo et parlait avec enthousiasme de lui et de la communauté al-khalīl. Le père Griffith a d’abord connu le père Paolo de réputation et plus tard, ils se sont rencontrés en personne lors de quelques conférences Louis Massignon tenues à l’Université de Georgetown et à Londres. Pour ceux qui ne connaissent peut-être pas Louis Massignon, il est le théologien catholique largement responsable de l’influence d’un changement d’attitude au sein de l’Église envers l’islam, ainsi que d’autres religions, et en particulier avec les documents pontificaux importants, Nostra Aetate et Lumen Gentium.

Ces documents ont également influencé la façon dont les autres confessions se considéraient les unes les autres, ainsi que les autres religions. Je veux dire, qui peut discuter avec « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions » de Nostra Aetate…?

Bien que les écrits du Père Paolo soient un peu éloignés de l’arabe chrétien primitif des 7-12ème siècles, le Père Griffith m’a encouragé à lire Amoureux de l’Islam, Croyant en Jésus.

J’ai trouvé les idées du Père Paolo rafraîchissantes et inspirées, c’est le moins qu’on puisse dire. Ses idées sur l’inculturation étaient similaires à la vie de la communauté religieuse en Tunisie que je connaissais, utilisant l’arabe quotidiennement et parfois dans la liturgie, acceptant les normes culturelles et nous encourageant à faire de même. Mais il y a quelque chose de radicalement différent dans les idées du Père Paolo, une sorte d’immédiateté intransigeante, comme quelqu’un qui pouvait voir la voie à suivre, pouvait voir clairement à travers la brume qui séparait l’Islam et le Christianisme.

J’ai incorporé ses idées dans le 4ème chapitre de ma thèse de doctorat concernant l’utilisation contemporaine du terme ahl al-kitāb, les gens du livre, et comme des milliers d’autres, j’ai prié pour son retour sain et sauf.

Comme je l’explique dans l’introduction de l’édition anglaise, j’ai pu voir que le père Paolo connaissait très bien le terme, mais a choisi de l’employer judicieusement, peut-être même jésuitiquement. Typiquement, le P. Paolo exprimait une profonde compréhension de la portée et des implications de ahl al-kitāb quand cela convenait à ses besoins, mais ignorait les limites quand ce n’était pas le cas.

Pour le P. Paolo, il semblerait que le produit logique du dialogue et du sacrement de la vie quotidienne exige de remettre respectueusement en question les frontières existantes.

Plus je lisais et entendais parler du Père Paolo par des amis et des connaissances, plus j’étais conquis par sa passion insatiable de rassembler chrétiens et musulmans, en donnant des coups de pied et en criant, si nécessaire, loin de leurs zones de confort respectives, et comme dirait le Père Paolo, loin du « dialogue des sourds ».

Alors que j’approchais de la fin de son livre, j’ai réalisé que construire des ponts entre l’islam et le christianisme pour le père Paolo n’était pas seulement quelque chose pour les curieux, car les islamistes ou les orientalistes, mais c’était une partie très nécessaire du plan de Dieu.

Certaines des idées que j’ai trouvées les plus intéressantes concernent:
1. Inculturation, utilisation de l’arabe dans la liturgie, connaissance de l’islam et de la culture arabe.
2. Double appartenance, Une appartenance unique, un terme que nous avons eu du mal à traduire.
3. Une Église de ou pour l’Islam, Témoignage, En tant qu’Église dans son contexte.
4. Le sacrement du bon voisinage.
5. Repenser Abraham, Agar et Ismaël.
6. Repenser la révélation du Coran et le rôle prophétique de Mahomet.
7. Eschatologie, nous partageons un avenir, nous devons nous préparer à…
8. Et parfois accepter qu’il n’y a pas de réponses dans cette vie.

Une traduction en anglais ?
J’ai trouvé décevant qu’il n’y ait pas d’édition anglaise dans le livre. Les idées et l’attitude du P. Paolo sont si rafraîchissantes que je crois qu’elles ont besoin d’un public aussi large que possible. Les chrétiens vivant dans le monde anglophone (Royaume-Uni, Amérique, etc.) ont besoin d’entendre ses idées et la communauté al-khalīl, comme en témoignent les dernières décennies de guerre et d’intervention occidentale.

Ce vide semblait renforcer mon expérience dans le Corps de la paix, où les volontaires ayant de meilleures compétences linguistiques pouvaient mieux s’immerger dans la culture et repartir avec une expérience positive de la vie dans le monde musulman, par opposition à ceux qui pouvaient à peine s’en sortir et qui avaient tendance à quitter la Tunisie avec une attitude moins positive.

Donc, avec le Père Griffith, la graine a été semée, ce n’était qu’une question de temps avant que l’occasion de traduire le livre ne se présente.

Débuts
La traduction a commencé en 2020, juste au moment où les confinements Covid prenaient forme.
J’ai eu deux partenaires incroyables dans ce projet, Marie Salaün et Masha Refka.

Marie Salaün et moi avons commencé à travailler ensemble en 2018/9 alors qu’elle travaillait à l’Institut français de Galway. Elle était ma tutrice. J’essaie souvent de rafraîchir et d’améliorer mes compétences linguistiques. Lorsque nous avons réalisé que nous partagions tous les deux un intérêt commun pour les relations chrétiennes musulmanes, nous avons commencé à examiner différents textes à traduire.

L’un des premiers textes sur lesquels nous avons travaillé était la lettre de Paul d’Antioche à un ami musulman, en utilisant les éditions française et arabe de Khoury. En fait, nous avons impliqué Mai Abu Marasa dans la traduction arabe et comparé les deux traductions anglaises.

En 2019, j’ai offert à Marie un exemplaire des Amoureux de l’Islam du Père Paolo . Elle aussi a été très impressionnée par ses idées. Ils semblaient réveiller les souvenirs d’enfance d’amis musulmans grandissant à Paris. Nous avons rapidement discuté des plans de traduction de l’œuvre, d’abord en obtenant l’autorisation de d’Églantine Gabaix-Hialé et des éditeurs français pour commencer le projet, puis avec Peter Lang Publishers.

Masha Refka, basée à Beyrouth, a rejoint le projet quelques mois après le début du projet à la suggestion de Nayla Tabbara de la Fondation Adyan, alors que Marie accueillait son premier enfant Mario.

Masha connaissait le père Paolo et avait séjourné à Mar Musa en retraite. La familiarité de Masha avec le père Paolo et Mar Musa était une aubaine. Son amour et son respect pour le Père Paolo et la communauté al-Khalil peuvent être ressentis tout au long du texte, chaque mot et chaque phrase, le résultat d’une réflexion et d’une discussion minutieuses.

Au fur et à mesure que la traduction avançait, nous avons parfois ressenti le besoin de consulter quelques autres personnes qui connaissaient le père Paolo, et nous sommes reconnaissants pour le soutien que nous ont apporté Nayla Tabbara, Fadi Daou, Jens Petzold, Sr Carol et d’autres que nous avons pu consulter afin de clarifier la façon dont le père Paolo pourrait comprendre et employer les termes.

Dans l’ensemble, ce fut un long voyage mémorable, auquel je me sens honoré de faire partie. Grâce à ses écrits, j’ai le sentiment d’avoir appris quelque chose du Père Paolo, comme une grande âme engagée à servir Dieu en construisant des ponts entre musulmans et chrétiens.

Merci de m’avoir invité ici et de faire partie de votre programme.

2-1 Un concept inclusif de révélation entre l’islam et le christianisme est-il possible ? Lecture de Daniel Madigan sur Les peuples de la Parole (ahl al-kalām), par Norbert Hintersteiner
Lorsque les musulmans et les chrétiens cherchent à explorer et à expliquer leur croyance en Dieu, ils utilisent tous deux le concept de révélation afin d’articuler et de confesser que Dieu s’est révélé à l’humanité et au monde entier. Dans leur réflexion sur la révélation de Dieu, l’idée et la croyance de la « Parole de Dieu » figurent en bonne place dans les deux traditions. Cette entrée ou cet accès commun à la révélation à travers la « Parole de Dieu » est devenu un point de départ théologique distinct dans le dialogue islamo-chrétien.
Il a été articulé en bonne place par Daniel Madigan (qui vit maintenant à Melbourne, avant d’enseigner à Georgetown, Washington DC, et au Gregorian, Rome) dans un certain nombre de ses essais. Ici, je voudrais nous guider à travers sa réflexion sur « la Parole de Dieu » en tant que catégorie théologique comparative fructueuse lorsque nous reconnaissons à la fois la revendication des musulmans et des chrétiens pour la révélation de Dieu et qu’ils sont « peuple de la Parole de Dieu ».
I. Langage théologique du dialogue : ahl al-kitāb ou ahl al-kalām ?
Daniel Madigan prend son envol en rappelant ce qui suit :
Il y a un modèle habituel de comparaison, comme le montre un flot constant de livres, d’articles et de cours sur Jésus et Mahomet, ou la Bible et le Coran. Le long de cette comparaison, les érudits ainsi que les personnes impliquées dans le dialogue ont été, et restent, prêts à accepter le schéma coranique selon lequel les relations de Dieu avec les êtres humains sont comprises comme une série de missions prophétiques apportant essentiellement le même message divin.
Certains de ces prophètes, parmi lesquels Jésus, ont reçu ce message sous une forme à mémoriser puis à écrire; d’autres n’ont laissé aucune écriture. Les chrétiens, les juifs et quelques autres sont désignés dans le Coran et la tradition musulmane comme abl al-kitāb, la plupart du temps traduit par « Peuple de l’Écriture » (de l’écriture de Dieu). C’est sur cela que repose le statut spécial des chrétiens et des juifs dans la vision islamique du monde.
Les vieilles habitudes ont la vie dure et beaucoup de gens de bonne volonté ont vu dans ce terme une opportunité de compréhension mutuelle, un point de départ positif pour le dialogue. Et dans une certaine mesure, il est vrai de dire que les musulmans, les chrétiens et les juifs sont des communautés d’écritures.
Mais il en découle aussi une polémique sur la mesure dans laquelle les chrétiens ou les juifs ont maintenu l’intégrité des écritures qui leur ont été confiées. Plus encore, il est devenu de plus en plus clair qu’en acceptant cette étiquette, les chrétiens en dialogue encouragent une fausse compréhension de la foi chrétienne, avec laquelle ils s’engagent sur un chemin qui ne les mènera que dans une impasse théologique. Les chrétiens se rendent compte qu’ils mettraient en péril la spécificité de la foi chrétienne et risqueraient de la réduire à un simple cas de message prophétique qui définit l’observance morale et rituelle nécessaire pour maintenir la juste relation avec Dieu.
Ce n’est pas une croyance dans les Écritures qui définit les chrétiens – pour les premiers chrétiens, le terme « Écriture » se référait uniquement à ce qui était reconnu comme tel par le peuple juif. Il faudra un certain temps avant que certains écrits chrétiens ne soient considérés comme des Écritures. Ce qui définit les chrétiens, c’est la croyance au Verbe incarné. Comme le dit la Lettre des Hébreux (1:1-2), « De nombreuses et diverses manières dans le passé, Dieu a parlé à nos ancêtres dans les prophètes, mais en ces derniers jours, il nous a parlé dans un fils. »
Nous sommes ici à un point clé à la fois de contact et de malentendu, et il vaut donc la peine d’être très clair dans notre explication. Les chrétiens croient que Jésus n’est pas simplement le porteur de la Parole, mais qu’il est lui-même la Parole, le Verbe.
Les chrétiens ne sont pas des gens de l’Écriture, mais plutôt des gens de la Parole. L’Écriture est un témoignage de la Parole ; des paroles pour nous mettre en contact avec le Verbe – celui qui s’est fait chair en Jésus.
Le langage, si nous pouvons l’appeler ainsi, dans lequel la Parole est exprimée est « chair » – c’est-à-dire une vie humaine. Nous pourrions également utiliser le terme psychologique populaire « langage corporel ». Les musulmans voient Moïse, Jésus, Mahomet et tous les prophètes comme des porteurs de la Parole de Dieu à l’humanité, les canaux humains que Dieu utilise pour transmettre le même message éternel et universel à l’humanité d’une manière historiquement et linguistiquement appropriée à chaque peuple. Ils ont du mal à comprendre comment les chrétiens peuvent élever un simple canal de la Parole de Dieu au niveau de Dieu Lui-même.
Pourtant, à bien des égards, ce que font les chrétiens n’est pas différent de ce que font les musulmans. Ils reconnaissent tous deux la présence et l’expression de la Parole divine éternelle dans quelque chose qui, pour quelqu’un qui ne croit pas, est simplement humain – dans le cas des chrétiens, chez un charpentier du premier siècle de Nazareth ; dans le cas des musulmans, dans un texte arabe du VIIe siècle. La seule réponse appropriée face à ce qui semble être à la fois la Parole de Dieu est l’écoute et l’obéissance de la foi.
En somme, il est de plus en plus courant de nos jours pour les auteurs discutant de la relation entre l’islam et le christianisme de reconnaître l’erreur que les chrétiens ont si souvent commise en établissant des parallèles entre le rôle que joue Jésus dans le christianisme et celui joué par Mahomet dans l’islam, entre l’Évangile des chrétiens et le Coran des musulmans. Le véritable parallèle, il est de plus en plus reconnu, est entre Jésus et le Coran.
Le point de départ suggéré alors par Daniel Madigan pour le dialogue islamo-chrétien n’est pas l’Écriture, mais plutôt la Parole de Dieu, ou, comme le diraient les musulmans, le discours de Dieu, Kalām Allāh.
II. People of the Word: Reading John with a Muslim
En tant que sonde de la compréhension des chrétiens sur la « Parole de Dieu », Daniel Madigan nous suggère de lire le texte proéminent de la Parole de Dieu dans le prologue de l’évangile de Jean – et de le lire avec un musulman. La lecture de Jean soulève certains des problèmes clés dans les relations islamo-chrétiennes, mais elle révèle également des points communs surprenants. Passons en revue l’expérience de Madigan:
« Au commencement ». En commençant son évangile par les premiers mots de la Genèse, Jean nous signale dès le début que nous ne pouvons pas lire son texte en dehors de la tradition juive dans laquelle il a été formé. Au cours des dernières décennies, il a été difficile de retrouver le sens de la judéité du prologue de Jean. Cependant, les premiers mots de Jean nous renvoient au début de la Torah, et son prologue sonnera les changements sur les grands thèmes annoncés dans le premier récit de la création de la Bible hébraïque : les ténèbres, la lumière, le monde, la vie, l’humanité et, surtout, la parole de Dieu. « Et Dieu dit… » Puisque Jean nous a renvoyés au commencement de la Torah, il vaut la peine d’examiner de près la page physique de la Genèse. Dans la plupart des traductions, la mise en page fait ressortir le point de vue de Jean pour lui: en regardant vers le bas de la page, nous sommes frappés par la répétition: « Dieu dit … Dieu dit… Dieu dit … »
Apparaissant onze fois dans ces trente versets de Genèse 1, l’hébreu wa-yomer « et Il dit » structure le récit de la création, ordonnant et bénissant le cosmos. Plus que cela, il résume la relation entre Dieu et sa création. C’est en parlant que Dieu réalise sa création, ordonne ses relations, la bénit et la gouverne. « Et il en fut ainsi » nous dit sept fois la Genèse sur le résultat de la parole de Dieu. La parole de Dieu est puissante.
Ce n’est pas seulement dans la Genèse, bien sûr, que la parole de Dieu entre en jeu. Ce verbe marque toute la Bible hébraïque : Dieu parle pour révéler, décréter, défier et réconforter, façonner et transformer.
Après avoir signalé son intention de recommencer depuis le début de la Bible, Jean nous présente un paradoxe. Il nous dit d’abord que « la Parole était en relation avec Dieu ». Ce logos, le discours créateur et faisant autorité de Dieu, était pros ton theon. Nous traduisons généralement cette phrase par « était avec Dieu », mais les pros de la préposition ont un sens beaucoup plus dynamique, impliquant un mouvement vers, pas simplement une présence à côté. Ainsi, le logos n’est pas simplement identique à Dieu – si nous pouvons placer une préposition entre deux choses, alors ce n’est sûrement pas la même chose.
Pourtant, Jean poursuit immédiatement en nous disant que le logos n’est rien d’autre que divin : kai theos en ho logos, « et (a) dieu était le logos ». Nos traductions standard ne capturent pas toujours la structure réelle de l’image miroir de la phrase de Jean (logos-theos/theos-logos), car elle devient ambiguë en anglais. La traduction révisée de la Bible anglaise saisit la complexité et conserve l’ordre des mots de la deuxième partie de la phrase de Jean en la rendant : « Ce que Dieu était, la Parole était. » Ainsi, le logos n’est pas simplement identique à Dieu, mais n’est rien d’autre que divin. Dieu n’est pas réductible à la Parole, mais la Parole n’est pas moins divine que Dieu.
III. La doctrine musulmane du Kalām Allāh
Ensuite, Daniel Madigan nous invite à aborder la doctrine musulmane de Dieu, car nous y trouvons que, malgré les protestations contraires, il existe des similitudes frappantes avec la théologie chrétienne :
Bien qu’il ne fasse guère de doute que la doctrine raffinée du Kalām Allāh « le discours de Dieu » s’est développée dans la rencontre avec la théologie chrétienne, il n’est pas nécessaire de chercher toute l’explication de ce genre de réflexion en empruntant au christianisme. Madigan suggère que ces discussions théologiques découlent presque inévitablement de la croyance fondamentale que le Dieu unique, éternel et transcendant est intervenu dans l’histoire en créant, en révélant et en continuant à guider. C’est-à-dire que le fait même que les musulmans croient que Dieu a adressé sa parole à l’humanité implique nécessairement de se demander comment cela peut être ainsi. C’est précisément la question avec laquelle juifs et chrétiens ont dû lutter. La question commence, comme elle l’a fait pour les chrétiens, d’en bas, c’est-à-dire de la rencontre avec ce qui se présente ou prétend être la Parole de Dieu dans le monde. Cette rencontre nous renvoie à sa doctrine de Dieu afin de comprendre comment maintenir ensemble à la fois l’engagement à la transcendance absolue et l’expérience réelle de l’immanence. Ce que les musulmans devaient prendre en compte, c’était la relation entre le Dieu transcendant et le Coran en tant que Parole de Dieu.
C’est une question qui, selon Madigan, comporte quatre étapes: premièrement, la relation entre le soi de Dieu et la parole de Dieu; puis la relation entre la parole de Dieu et le Coran préexistant ; troisièmement, la relation entre le Coran préexistant et le Coran réel lorsqu’il a été révélé; et enfin la relation de la parole de Dieu avec le Coran quand il est maintenant écrit et récité. Dans ces quatre étapes, nous pouvons voir des parallèles intéressants avec les réflexions chrétiennes, non pas à cause de l’imitation, mais parce que le point de départ commun du monothéisme soulève la même question.
La première étape impliquait la question de la « réalité » des attributs de Dieu. Les choses prédicées de Dieu dans le Coran – la connaissance, la vie, la sagesse et la parole, par exemple – étaient-elles simplement des noms ou avaient-elles une existence réelle ? S’ils avaient une existence réelle, étaient-ils inhérents à Dieu ou distincts de Dieu ? S’ils étaient autre chose que Dieu, étaient-ils éternels ou originaires? Ibn Kullāb (un contemporain d’Ahmad Ibn Hanbal au début du IXe siècle) argumentant contre les Mu’tazilites a parlé de Dieu comme étant « éternel avec sa parole ».
La tradition islamique a développé une formule qui, dans sa nature paradoxale, semble très proche de ce que Jean proclame dans son premier verset: la parole de Dieu (kalām Allāh) est un attribut essentiel (sifa dhātiyya) de Dieu, selon les mots de la tradition, ni simplement identique à Dieu, ni rien d’autre que Dieu – lā ‘aynuh wa lā ghayruh. À certains égards, cette déclaration assez paradoxale me semble similaire à ce que Jean dit de la Parole dans son prologue : « La Parole était avec (pros) Dieu, et la Parole était Dieu » Si la Parole était « pros ton Theon », alors elle n’était pas simplement identique à Dieu. En même temps, cependant, il ne pouvait être rien d’autre que divin. Madigan suggère que nous pouvons peut-être voir un parallèle avec la réflexion musulmane sur les attributs divins dans la discussion chrétienne des modes et des hypostases dans la Trinité. C’est probablement une telle discussion chrétienne qui a poussé les musulmans à examiner leur propre hypothèse en la matière. Pourtant, la nécessité d’un tel examen était inhérente à la profession de foi musulmane elle-même. Cela avait quelque chose en commun avec l’argument théologique chrétien précisément parce que les deux groupes affirmaient une position monothéiste tout en reconnaissant que le Dieu transcendant avait communiqué avec nous.
La deuxième étape, selon Madigan, implique la tablette céleste préservée (al-lauh al-mahfūz Q85:22) qui est censée contenir le texte du Coran et peut-être aussi des autres écritures. Il existe des preuves d’une croyance précoce selon laquelle le Coran a été créé sur la tablette avant la création du monde. Cela donne lieu à la croyance, beaucoup plus largement mais pas universellement soutenue, que le Coran est éternellement préexistant, puisque, en tant que Parole de Dieu, c’est un attribut éternel de Dieu.
La question parallèle dans un contexte chrétien pourrait être la question de la relation entre le Verbe pré-incarné (logos asarkos) et le Verbe incarné (logos ensarkos). En quel sens peut-il y avoir une économie du logos ensarkos « avant » le moment où le Verbe a pris chair dans le sein de Marie ?
La troisième étape a une relation intéressante avec la question chrétienne de l’incarnation. Le Coran a évidemment une nature humaine, en ce sens qu’il est dans une langue humainement compréhensible; C’est d’abord réciter et entendre les organes du corps humain. Il est aussi humain, en ce sens qu’il aborde des moments tout à fait particuliers de l’histoire humaine dans des lieux très particuliers – ce que la tradition interprétative appelle asbāb al-nuzūl, « occasions de révélation ». Pourtant, de quelle manière peut-elle encore être la Parole de Dieu si elle est clairement si humainement conditionnée ? Plusieurs théologiens musulmans ont soutenu que cela ne pouvait pas être. Ce que Gabriel a acheté du ciel, disaient-ils, était une expression de la Parole de Dieu plutôt que la Parole elle-même – nous pourrions dire rapportés plutôt que la parole directe. C’est la position d’Ibn Kullāb et de ceux qui le suivent. Mais les théologiens musulmans ont largement rejeté cette position. La position majoritaire est celle d’Ibn Hanbal : chaque Coran récité, et donc chaque Coran qui est entendu, mémorisé ou écrit, a une double nature, une nature créée et une nature incréée. Mais bien que l’une des natures ait été créée, Ibn Hanbal s’est abstenu d’appliquer le terme « créé » à toute forme du Coran à n’importe quel stade de son existence.
De la même manière, la christologie classique a soutenu que, bien que la nature humaine de Jésus-Christ soit sans aucun doute créée, et bien que l’incarnation ait lieu « au moment fixé », il n’a néanmoins qu’une seule identité personnelle. Puisque cette identité personnelle ne peut pas être une identité nouvelle ou modifiée qui n’apparaît qu’au moment de la conception de Jésus, paradoxalement, elle doit être une identité éternelle même si elle a un élément humain et créé.
La question de la création ou non du Coran est encore très discutée parce qu’elle a une incidence considérable sur le statut du texte actuel et les possibilités de l’interpréter largement. Une réponse à la question, utilisée au 19ème siècle par Muhammad Abduh et toujours populaire dans certains cercles, a été de dire que le ma’na (sens) n’est pas créé mais que le mabna (le texte structuré réel) est créé. Cela ouvre la possibilité de discerner les vérités éternelles inhérentes au texte du VIIe siècle, mais parfois aussi obscurcies par celui-ci.
Même si nous pouvons noter dans la réflexion musulmane sur le Coran un parallèle à la doctrine de l’incarnation, il n’y a pas de mouvement de mort / résurrection / ascension, et donc pas de période dans laquelle la Parole n’est plus humainement active sur la terre. Cependant, on pourrait dire que la cessation de la récitation originale avec la mort de Muhammad inaugure une nouvelle ère, et ce serait la quatrième étape – la présence et l’activité continues de la Parole dans le monde après sa révélation initiale.
Lorsqu’ils discutent de la présence continue de la Parole, les musulmans font souvent appel à un verset du Coran (Q 9:6) qui les encourage à donner asile aux « associés » parce que de cette façon ces polythéistes entendront la Parole de Dieu. La Parole de Dieu réelle peut encore être entendue même si le texte est maintenant un canon fermé. Dieu guide toujours vers la vérité ceux qui récitent la Parole – la récitation et la réflexion sur le texte continuent d’être révélatrices sans pour autant ajouter au corpus des révélations.
La praxis musulmane et la réflexion à ce sujet ont un certain rapport avec les questions chrétiennes. En brisant la comparaison ici, on pourrait au moins faire allusion à la présence sacramentelle, à l’Esprit dans l’Église, à la plénitude de la révélation et à son déroulement continu dans la tradition vécue.
IV. La distinction chrétienne : la chair faite du Verbe
Daniel Madigan nous fait prendre conscience que le langage théologique chrétien et musulman a du mal à exprimer ce mystère, et que les Juifs avaient déjà été aux prises avec le même problème. Aucun d’entre eux ne veut introduire des divisions ou de la multiplicité en Dieu, car tous croient en un seul être divin. Pourtant, la foi de chacune de ces traditions a son origine dans l’expérience d’être abordé par Dieu, de rencontrer la Parole de Dieu, soit dans la Torah, soit en Jésus, soit dans le Coran.
Quand Madigan nous laisse arriver à Jean 1, 14, il nous fait réaliser : ce qui est nouveau dans la foi chrétienne, c’est la notion que la Parole a maintenant été exprimée dans le langage de la chair. Jusqu’à ce qu’il atteigne cette annonce de l’incarnation, le prologue de l’évangile de Jean aurait été sans exception pour beaucoup de Juifs de son époque. Au verset 14, Jean introduit deux idées qui deviendront centrales dans son évangile : « Engendré unique » et « père ».
La forme indéfinie dans laquelle ils sont utilisés ici – hos monogène para patros (« comme du fils unique d’un père ») – indique probablement que Jean ne veut pas encore dire la phrase avec toute la profondeur christologique qu’elle finira par avoir. Pourtant, lire ces termes avec un musulman soulèvera les mêmes questions qui ont divisé les chrétiens et les musulmans pendant des siècles. Ce qui peut être utile ici, c’est de centrer la discussion sur la relation de la Parole de Dieu avec le soi de Dieu, une question complexe également pour les musulmans, comme nous l’avons vu.
Les chrétiens utilisent l’image de l’engendrement pour exprimer cette relation (symétrique) précisément parce qu’ils veulent insister sur le fait que Dieu et la Parole de Dieu, d’une manière symétrique, ont la même nature. Les chrétiens sentent qu’ils doivent maintenir l’image afin d’éviter l’insuffisance d’impliquer que la Parole a sa propre nature distincte. La Parole n’est pas la création de Dieu dans le temps ; c’est plutôt l’expression éternelle de Dieu – ce que la théologie islamique appelle kalām nafsī, littéralement « parole sur soi ».
La méthode à utiliser ici dans le dialogue islamo-chrétien, suggère Madigan, n’est pas de se concentrer sur la défense de la terminologie de la croyance chrétienne, mais d’inviter un compagnon musulman à se joindre au dilemme théologique – que les deux sont confrontés à la double nécessité de reconnaître que la Parole a son origine en Dieu, mais aussi qu’elle n’est pas originaire de la même manière que quoi que ce soit d’autre. De cette façon, les chrétiens apprennent les limites de leur langage théologique traditionnel, ou peut-être mieux, la nature métaphorique et analogique de ce langage. Les musulmans apprennent également que les chrétiens ne sont pas simplement retombés dans une croyance païenne en des dieux qui engendrent d’autres dieux.
Les juifs, les chrétiens et les musulmans sont tous, dans le sens que nous avons exploré de manière comparative dans le prologue, les gens de la Parole.
Ni les chrétiens ni les musulmans ne se sentent autorisés à contester ou à réduire le statut de la Parole entre eux. Bien qu’ils reconnaissent tous deux que Dieu a nécessairement choisi un langage humain pour communiquer avec eux, ils ne rejettent pas pour autant la nature divine de la Parole qui leur est adressée. La Parole de Dieu n’est jamais un mot parmi tant d’autres. Bien sûr, il est beaucoup plus facile d’assimiler la Parole de Dieu aux paroles d’un texte sacré, qu’à la vie, à la mort et à la résurrection d’un être humain. Pour cette raison, les chrétiens doivent être particulièrement prudents dans leurs conversations avec les musulmans et ne pas simplement être entraînés dans une compétition entre les textes – le jeu de « notre livre est meilleur que votre livre ».
Madigan souligne : Les chrétiens sont des gens de la Parole, c’est certain. Mais ce sont des gens du « Verbe fait chair ». Les paroles de l’Écriture acquièrent leur caractère sacré et leur autorité parce que la communauté croyante a jugé qu’ensemble, elles les mettaient en contact avec le « Verbe fait chair ». Ces mots ne peuvent jamais remplacer ce mot avec un V majuscule.
À la suite de Madigan : chrétiens et musulmans peuvent se rencontrer théologiquement autour de notre croyance commune en la Parole. « Se rencontrer théologiquement » ne signifie pas parvenir à un accord. Peut-être paradoxalement, cela signifie trouver un langage commun dans lequel être en désaccord. Aussi positive que puisse être l’évaluation des chrétiens du Coran, il est peu probable qu’ils ne conviennent jamais qu’il est révélateur de Dieu de manière décisive. Ils continueront plutôt à croire que Jésus de Nazareth est lui-même cette révélation décisive. Historiquement, un bon nombre de nos disputes théologiques ont eu lieu parce que nous ne nous sommes pas compris. Affiner notre langage ne résoudra pas tous ces désaccords, mais cela peut les rendre plus productifs parce qu’ils seront basés sur une compréhension plus adéquate par la foi de chacun.

2-2 UN CONCEPT INCLUSIF DE LA RÉVÉLATION DE L’ISLAM EST-IL POSSIBLE ?, par Adnane Mokrani
1. Le triangle de la révélation, de la révélation tri-une, de la révélation cosmothéandrique (en utilisant un terme de Panikkar):
(سنُرِيهِمْ آيَاتِنَا فِي الْآفَاقِ وَفِي أَنفُسِهِمْ حَتَّى يَتَبَيَّنَ لَهُمْ أَنَّهُ الحَقُّ أَوَلَمْ يَكْفِ بِرَبِّكَ أَنَّهُ عَلَى كُلِّ شَيْءٍ شَهِيدٌ)
Nous leur montrerons Nos signes dans les horizons (dans l’univers) et dans leurs propres âmes (les humains), jusqu’à ce qu’il soit clair pour eux que c’est la Vérité. (41:53).
(وَفِي الْأَرْضِ آيَاتٌ لِلْمُوقِنِينَ، وَفِي أَنفُسِكُمْ، أَفَلَا تُبْصِرُونَ)
Et sur la terre, il y a des signes pour ceux qui sont certains de la Vérité, et à nouveau en vous-mêmes : ne les voyez-vous pas ? (51: 20-21).
حديث قدسي: (كنتُ كنزًا مخفيًّا، فأحببت أن أعرف، فخلقت الخلق حتى يعرفوني).
J’étais un trésor caché et j’aimais être connu. J’ai créé la création pour me connaître. Hadith Qudsi.

2. L’être humain comme révélation
﴿إِنَّ مَثَلَ عِيسَىٰ عِندَ اللَّـهِ كَمَثَلِ آدَمَ ۖ خَلَقَهُ مِن تُرَابٍ ثُمَّ قَالَ لَهُ كُن فَيَكُونُ﴾
En vérité, pour Dieu, Jésus est comme Adam, qu’Il créa à partir de poussière, puis Il dit : « Sois », et il fut. C (3: 59)

﴿فَإِذَا سَوَّيْتُهُ وَنَفَخْتُ فِيهِ مِن رُّوحِي فَقَعُوا لَهُ سَاجِدِينَ﴾
Quand Je l’aurai formé et insufflé Mon Esprit en lui, prosternez-vous devant lui » (15:29). Voir aussi (32:9) :
Il insuffla son Esprit en lui.
﴿وَالَّتِي أَحْصَنَتْ فَرْجَهَا فَنَفَخْنَا فِيهَا مِن رُّوحِنَا وَجَعَلْنَاهَا وَابْنَهَا آيَةً لِّلْعَالَمِينَ﴾
Et [souvenez-vous] de celle qui a gardé sa chasteté ! Nous avons insufflé en elle Notre Esprit et fait d’elle et de son fils un signe pour les mondes. (21: 91), et aussi (66: 12)
﴿فَتَلَقَّىٰ آدَمُ مِن رَّبِّهِ كَلِمَاتٍ فَتَابَ عَلَيْهِ ۚ إِنَّهُ هُوَ التَّوَّابُ الرَّحِيمُ﴾
Adam reçut des paroles de son Seigneur, qui accueillit son [repentir]. En vérité, Il est Celui qui accepte la repentance, le Miséricordieux. (2: 37)
﴿إِنِّي سَمَّيْتُهَا مَرْيَمَ وَإِنِّي أُعِيذُهَا بِكَ وَذُرِّيَّتَهَا مِنَ الشَّيْطَانِ الرَّجِيمِ﴾
Je l’ai appelée Marie et je la place, elle et ses descendants, sous Ta protection, contre Satan le lapidé. (3: 36)

﴿الَّذِي أَحْسَنَ كُلَّ شَيْءٍ خَلَقَهُ ۖ وَبَدَأَ خَلْقَ الْإِنسَانِ مِن طِينٍ﴾
Il a fait beau tout ce qu’Il a créé et a commencé la création de l’homme à partir de l’argile.
﴿إِذْ قَالَتِ الْمَلَائِكَةُ يَا مَرْيَمُ إِنَّ اللَّـهَ يُبَشِّرُكِ بِكَلِمَةٍ مِّنْهُ اسْمُهُ الْمَسِيحُ عِيسَى ابْنُ مَرْيَمَ وَجِيهًا فِي الدُّنْيَا وَالْآخِرَةِ وَمِنَ الْمُقَرَّبِينَ﴾
Quand les anges dirent : « Ô Marie, Dieu t’annonce la bonne nouvelle d’une Parole de sa part : son nom est le Christ, Jésus fils de Marie, éminent dans ce monde et dans l’Autre, l’un des plus proches. C – 3: 45
﴿وَكَلِمَتُهُ أَلْقَاهَا إِلَىٰ مَرْيَمَ وَرُوحٌ مِّنْهُ﴾
Une de Ses paroles qu’Il a placées en Marie, un Esprit de Lui [viens]. C – 4: 171
3. Participer à la création, être révélation, être un en Dieu, être une révélation de la sagesse et de la volonté divines
﴿وَرَسُولًا إِلَىٰ بَنِي إِسْرَائِيلَ أَنِّي قَدْ جِئْتُكُم بِآيَةٍ مِّن رَّبِّكُمْ ۖ أَنِّي أَخْلُقُ لَكُم مِّنَ الطِّينِ كَهَيْئَةِ الطَّيْرِ فَأَنفُخُ فِيهِ فَيَكُونُ طَيْرًا بِإِذْنِ اللَّـهِ ۖ وَأُبْرِئُ الْأَكْمَهَ وَالْأَبْرَصَ وَأُحْيِي الْمَوْتَىٰ بِإِذْنِ اللَّـهِ ۖ وَأُنَبِّئُكُم بِمَا تَأْكُلُونَ وَمَا تَدَّخِرُونَ فِي بُيُوتِكُمْ ۚ إِنَّ فِي ذَٰلِكَ لَآيَةً لَّكُمْ إِن كُنتُم مُّؤْمِنِينَ﴾
Et il fera de lui un messager pour les enfants d’Israël [qui leur dira] : En vérité, je vous apporte un signe de votre Seigneur. Je crée pour vous un simulacre d’oiseau en argile et ensuite je souffle dessus et, avec la permission de Dieu, il devient un oiseau. Et par la volonté de Dieu, je guéris l’aveugle-né et le lépreux, et je ressuscite les morts. Et je vous informe de ce que vous mangez et de ce que vous accumulez dans vos maisons. Certes, il y a un signe à cela si vous êtes croyants ! (3:49), voir aussi (5:110).
فسّر محي الدين ابن عربي معجزات المسيح بطريقة إشارية مبينا معناها الباطني وهو إحياء النفوس وبعثها مجددا:
« (وإذ تخلق) من طين العقل الهيولاني الذي هو الاستعداد المحض بيد التربية والحكمة العملية (كهيئة) طير القلوب الطائرة إلى حضرة القدس لتجردها عن عالمها، وكمالها. (بإذني) أي بعلمي وقدرتي، وتيسيري عند تجلي صفات حياتي وعلمي، وقدرتي لك وإنصافك، واستنبائي إياك (فتنفخ فيها) من روح الكمال حياة العلم الحقيقي بالتكميل والإضافة. (فتكون طيرا) نفسا مجردة كاملة تطير إلى جناب القدس بجناح العشق ». تفسير القرآن الكريم. تحقيق: د. مصطفى غالب. بيروت: دار الأندلس، ج1، ص 350.
« (Et quand vous avez créé) de la boue de l’intellect potentiel qui est la simple prédisposition avec la main de l’éducation et de la sagesse pratique, (comme la figure) des oiseaux de cœur volant vers la présence de la sainteté, se détachant de leur monde et de leur perfection ; (avec Ma permission) ou Mon Omniscience et Omnipotence, et Ma facilitation lorsque les attributs de l’Omniscience et de l’Omnipotence se manifestent, vous donnant le pouvoir, vous traitant équitablement et faisant de vous un Prophète ; (vous avez soufflé dessus), par l’Esprit de Perfection, la vie de la vraie science, des moyens, de la perfection et de l’accomplissement ; (est devenu un oiseau [vivant]) une âme transcendantale parfaite volant vers la Majesté de la Sainteté avec les ailes de l’Amour. » Muḥyī al-Dīn Ibn ‘Arabī, Tafsīr al-Qur’ān al-karīm, taḥqīq Dr. Mustafā Ghālib, Bayrūt, Daār al-Andalus, vol. 1, p. 350.

Commentaire de Rūmī sur Ḥadīṯ de Ġadīṯ
Qu’est-ce qu’un protecteur? C’est lui qui vous libère et enlève les chaînes de la servitude de vos pieds.
Parce que la prophétie est le guide de la liberté, la liberté est accordée aux vrais croyants par les prophètes.
Réjouis-toi, ô communauté des croyants : sois « libres » comme le cyprès, comme l’iris ;
Mais à chaque respiration, la bouche fermée, remerciez silencieusement l’eau, tout comme la roseraie pleine de fleurs de belles couleurs.
Les cyprès et le verger vert remercient muet l’eau,
et montrer de la gratitude pour la justice du printemps.

4. Les Écritures comme révélation de l’homme à l’homme et comment les comprendre

3-1 De l’inculturation à la double appartenance : la langue arabe, par Maryam Rosanna Sirignano
Remerciements et introduction: Je remercie Sœur Carol pour cette précieuse invitation et toutes les personnes qui ont rendu cet événement possible. Portes Ouvertes 2019 a marqué le début de mon mariage avec Maximilien, nous marchons toujours côte à côte dans nos différentes traditions, unis par le dialogue. Ce fut une étape importante dans notre parcours un tournant, grâce à toutes les personnes que nous avons rencontrées, surtout grâce à Allaoui Abdallaoui, Allah yarhamuhu, qui est devenu notre guide. Avec une immense gratitude, je raconterai brièvement ma rencontre avec le père Paul, dont je découvre encore le sens profond, et comment j’utilise la langue arabe comme outil de dialogue.

Souvenir de la rencontre avec le père Paolo: C’était en 2010, j’étudiais l’arabe en Syrie, je ne connaissais pas le Père Paul et j’ai choisi par hasard de suivre deux camarades de classe lors d’une excursion. La veille, j’avais assisté pour la première fois à une prière dans une mosquée, j’avais écouté le Coran en arabe et une nouvelle prise de conscience s’était produite. Avec enthousiasme, j’en ai parlé à mes camarades de classe, mais ils ne semblaient pas comprendre comment je pouvais trouver quelque chose de beau dans l’Islam. Je n’aurais jamais imaginé que, bien des années plus tard, j’aurais ressenti une forte résonance avec l’expérience du père Paul, que j’allais bientôt connaître. L’impact a été très fort, parce qu’il n’était pas ce que j’avais imaginé. Je m’attendais à une personne aussi distante que célèbre. J’ai été frappée par son humilité, sa douceur et surtout son arabe. Jeune étudiant, je rêvais d’apprendre l’arabe au point de ressembler à un Arabe. Aujourd’hui, j’ai le privilège de l’enseigner, mais je ne pense pas l’avoir appris si bien que toute une vie n’y suffira pas. Les musulmans et les chrétiens considéraient le père Paul comme un enseignant, un point de référence où l’on pouvait puiser des connaissances. J’ai pensé que c’était ce que devait faire un chef spirituel, être accueillant, comprendre tout le monde. Il s’est assis par terre à côté de moi, parce qu’il n’y avait pas de chaises, et m’a révélé la signification d’Anna, la tendresse du Seigneur, la deuxième partie de mon prénom Rosanna.
Profondeur de la langue arabe: Au cours de cette brève rencontre, le père Paolo a réfléchi à une expression typique du dialecte syrien, islamu idak, utilisée pour dire « merci », mais qui signifie littéralement « que Dieu préserve vos mains », une façon poétique et profonde de dire « merci », qui remet à Dieu la capacité de récompenser ceux qui nous donnent quelque chose. Il a ainsi créé un pont entre la culture arabe et la culture italienne, expliquant par un exemple simple combien de richesses se cachent derrière un simple merci. À l’époque, je faisais un diplôme en dialectologie, sur le dialecte levantin, mais je crois que jamais personne ne m’avait montré aussi simplement la beauté de cette langue. Je pensais que je devrais me souvenir de cette méthode lorsque je deviendrais enseignante, bien sûr à l’époque je ne savais pas que cela arriverait et pourtant je suis là. Je n’avais jamais imaginé que le dialogue deviendrait ma pratique spirituelle, mon effort quotidien, à la fois dans la famille et dans la sphère publique. Tout était écrit, en arabe maktub, ce jour-là, mais je ne le savais pas.
Langue arabe et spiritualité: Je n’aurais même pas imaginé que quelques jours après cette rencontre, la shahada, le témoignage de foi, sortirait de ma bouche, marquant le début de mon voyage dans l’islam. Je dis « de ma bouche » parce que c’est exactement ce qui s’est passé : les mots sont sortis naturellement dans un moment de prière. Ces mots sont sortis en arabe, qui, de la langue que j’étudiais pour enseigner, était devenue la langue de ma spiritualité. J’avais peu de temps avant de rentrer en Italie, pour apprendre quelques sourates du Coran par cœur, alors quelques jours après ma chahada, j’ai été catapulté chez Umm Abdallah, Allah yarhamuha, qui m’a patiemment réappris la langue arabe, celle du Coran, récité selon les règles du tajweed. Il était déjà écrit dans ce salon qu’un jour j’enseignerais ce noble art à tous ceux qui le souhaitent, quelle que soit leur appartenance confessionnelle, car la pratique du dialogue dans ma compréhension de ce que j’ai appris du Père Paolo Dall’Oglio repose sur un principe fondamental : nul ne peut détenir le monopole de la tradition. Les traditions spirituelles sont ouvertes et disponibles pour tous, au-delà des limites de notre esprit et de notre culture.
Langue arabe et double appartenance: La langue arabe, après avoir été un objet d’étude puis d’enseignement, comme je l’ai dit, est aussi devenue une langue de prière, de dhikr, d’invocations. Être en contact avec la langue arabe pratiquement tout le temps signifie acquérir chaque jour une façon de penser, de sentir, de décrire le monde, et même si je ne suis pas né dans un pays arabe, si je n’ai pas de parents arabes, je suis devenu arabe d’une certaine manière. Comme le contact constant avec des personnes d’autres religions, à commencer par ma famille, mais aussi le contact avec mon passé, qui vit toujours en moi, est toujours présent. À Deir Mar Musa, j’ai compris qu’il n’est pas nécessaire de rejeter, de nier, d’effacer, que l’on peut tenir ensemble beaucoup de choses différentes et que l’appartenance, comme nous l’enseigne le père Paolo Dall’Oglio, n’est pas déterminée par l’endroit où l’on a grandi, mais que l’on peut la choisir et la cultiver. Parler une autre langue est en ce sens une expérience transformatrice très puissante, qui nous interroge sur nous-mêmes et sur le concept d’identité dont nous sommes souvent jaloux à l’excès. L’expérience du Père Paolo nous montre que si la pratique spirituelle est capable de transcender les limites de la culture, il est vrai aussi que toute tradition a eu besoin d’une culture pour se manifester et que cela peut être aussi ailleurs. Se nourrir de la foi mais aussi de la langue et de la culture de l’autre est nécessaire à l’évolution spirituelle qui passe par les relations humaines. Pour la communauté de Deir Mar Musa, la langue arabe en Syrie est un moyen d’unité, de retrouver une harmonie perdue. L’abondante littérature arabe chrétienne, qui s’est développée au fil des siècles parallèlement à la littérature musulmane, est un véritable trésor car elle a su exprimer avec fidélité et profondeur les mystères de la foi chrétienne à travers des expressions tirées principalement du langage religieux musulman. En tant que musulman, je peux témoigner que lorsqu’on entend une messe en arabe, ou des passages des Psaumes ou de l’Évangile en arabe, la différence avec la langue coranique disparaît presque, à commencer par le nom de Dieu, Allah, qui est le même.
Langue arabe et dialogue: J’ai moi-même pu témoigner à maintes reprises de la façon dont la langue arabe du Coran peut être un outil de connexion très puissant dans d’autres contextes également. Parcourir le Coran directement en arabe, c’est apprendre à se mettre à l’écoute de sa sonorité, au-delà du sens, pour établir un contact direct sans les filtres de la traduction. Mon choix d’enseigner l’arabe coranique et les bases de l’islam à tous se fonde sur la pratique du dialogue qui m’a été implantée comme une graine par le Père Paul à Mar Musa, et c’est une autre façon de pratiquer l’hospitalité, comme de dire « bienvenue dans mon monde religieux, bienvenue dans un texte qui est aussi le vôtre, il appartient à toute l’humanité ». C’est un choix critiqué par certains, car pratiquer le dialogue, c’est malheureusement déclarer la guerre aux ennemis du dialogue, une réalité que j’ai encore du mal à accepter, je dois l’avouer. Outre la baraka, la grâce divine qui se manifeste à travers l’amour des gens qui m’entourent, ce qui me pousse à suivre cette voie de manière assez obstinée, sans complexe, ce sont les fruits du dialogue.
Le témoignage de Ada: Je ne veux pas parler directement de ces fruits, mais je voudrais vous lire les paroles d’Ada Maruzzelli, une de mes anciennes étudiantes, professeur de religion catholique. Son expérience a surpris et ému les musulmans de la classe virtuelle. Elle m’avait demandé un jour où elle pouvait acheter un Coran et je lui avais répondu : « on ne peut pas acheter le Coran, il faut le recevoir en cadeau ». Ada raconte : « Il n’a pas fallu attendre longtemps pour qu’un jour, comme tant d’autres dans ma vie quotidienne, une inconnue me fasse cadeau d’un exemplaire du Coran : en effet, c’est précisément dans la vie quotidienne que se cachent les plus belles œuvres de Dieu ! Un jour comme tant d’autres, j’ai également reçu en cadeau un voile de lavande, afin de pouvoir ouvrir le Coran que j’avais reçu plus tôt, car les femmes ont l’habitude de réciter la tête couverte. J’aurais pu le recevoir dans n’importe quelle couleur, mais je l’ai reçu dans la couleur qui dominera mon futur mariage. Je ne peux que m’exclamer : « Dieu est vraiment grand ! Allahu Akbar ! Je porterai ces petits signes dans mon cœur, tout comme je porterai les signes théologiques dans mon bagage culturel et religieux. En plus de m’avoir ouvert une porte sur le vaste monde qu’est l’Islam, ce voyage m’a permis d’éclairer certains aspects de ma propre foi, dans un dialogue qui, en fait, ouvre un terrain d’entente beaucoup plus large que je n’aurais jamais pu l’imaginer. D’un côté, il y a ma foi, la foi chrétienne, de l’autre l’islam, mais surtout, entre les deux, il y a nous tous. En fait, dans la multiplicité des différentes croyances qui existent, nous nous concentrons souvent sur les différences, sans penser qu’en fin de compte, il y a une seule essence, qui est Dieu parlé de multiples façons, et qui partout a semé des « graines de vérité » ! Et il n’y a pas de « mon », de « ton », de « nous » ou de « vous », mais lorsqu’il s’agit d’Amour, de Paix, de Miséricorde et de Charité, nous sommes toujours un grand NOUS. Parfois, lorsque nous prions, il nous suffit de dire merci pour ce que nous avons reçu, sans rien demander. Et aujourd’hui, je dis :
– Merci Seigneur Alhamdulillah et aujourd’hui je dis aussi Alhamdulillah, gratitude et louange à Dieu, et puissions-nous toujours être des instruments de sa Miséricorde.

3-2 De l’inculturation à la double appartenance : la langue arabe Paolo La Spisa
Min assa3b giddan an atakallam bi-lughat el-umm fi-l-manfa wa Suriyya hiyya balad al-3arus
« Il m’est très difficile de parler dans ma langue maternelle alors que je suis en exil, parce que la Syrie est le pays de la mariée… »
C’est par ces mots que Paolo Dall’Oglio a commencé une conférence à Milan en octobre 2012. Des mots qui dénotent un attachement viscéral de Paolo à la langue arabe. Lorsqu’un jeune jésuite est parti au Liban pour étudier l’arabe, sa mère lui a demandé : « Tu vas étudier l’arabe ? », il a répondu : « Je vais devenir arabe ». Ce sont des paroles que ceux qui l’ont connu dans sa maturité, Arabes et Italiens, ne peuvent que confirmer. Paolo parlait l’arabe comme les Syriens de Nebek, tant était fort son désir d’inculturation dans le lieu où il avait fondé la communauté monastique al-Khalil à Mar Musa.
Le témoignage de Paolo Dall’Oglio m’a profondément marqué dès les premières années où je l’ai connu jeune, alors que j’assistais à des rencontres interreligieuses au cours desquelles Paolo faisait office d’interprète de l’arabe vers l’italien. J’ai été très impressionné par la capacité d’un Italien à apprendre si bien l’arabe, l’une des langues les plus difficiles au monde… À cette époque, je me demandais ce que je devais faire de ma vie. L’exemple de Paolo exerçait une forte attraction, c’était comme si je me disais : « Je veux apprendre l’arabe comme lui ».
Il y a quelques années, après mon baccalauréat, j’avais fait un voyage en Turquie, le voyage de la maturité, dont j’ai appris, bien des années plus tard, que Paolo l’avait également fait au Moyen-Orient avec certains de ses amis. Ce voyage en Turquie a été ma première occasion de rencontrer l’islam et la langue arabe. En entrant dans les mosquées, nous avons assisté aux prières qui, en Turquie également, sont faites en arabe, la langue liturgique de l’islam. Ce fut d’abord une sorte d’attirance physique pour cette langue. Les sons de l’arabe, si fascinants et étranges pour l’oreille d’un Italien, la beauté des intérieurs des mosquées d’Istanbul, exerçaient sur moi une fascination irrésistible que je ne pouvais plus ignorer.
Après quelques mois à la faculté de physique, j’ai décidé de changer d’orientation et je me suis inscrit à la faculté des lettres, en licence de littérature orientale. J’ai obtenu un diplôme en littérature arabe, mais je ne peux pas dire que j’ai appris l’arabe. J’avais depuis longtemps pris la décision d’aller étudier l’arabe en Syrie dès que j’en aurais l’occasion. Je suis partie le 27 septembre 2001, 16 jours après l’attentat contre les tours jumelles de New York. Ceux qui m’ont connu à l’époque ont dû me prendre pour un fou fanatique. Je me souviens que le vol Alitalia Milan-Damas était vide.
Je me suis inscrite à un cours d’arabe à l’Institut d’enseignement de la langue arabe pour les étrangers, une école située dans un élégant quartier d’ambassades, le Mezze-Vilat Sharqiyyeh, à Damas. Je devais rester trois mois, je suis finalement restée jusqu’à la fin de l’année scolaire.
J’ai vécu dans un quartier populaire appelé Duelaa à Tabbaleh, le quartier chrétien près de la Porte de l’Est, où la tradition apostolique veut que Paolo ait eu une apparition et se soit ensuite converti au christianisme.
Ces huit premiers mois en Syrie ont été très importants pour moi, à tous points de vue, éducatif et humain. Mon niveau d’arabe s’améliorait de jour en jour, mais j’étais tellement avide d’apprendre la langue de la rue que c’était comme si j’avais une soif inextinguible. L’envie de parler aux gens du quartier dans la même langue qu’ils se parlent entre eux était trop forte.
A cela s’ajoute le côté humain. En Syrie, j’ai rencontré une humanité qui n’existait pas en Italie. Une manière totalement différente d’être en relation avec les autres, et donc avec moi, qui m’a littéralement conquise. J’ai littéralement vécu ce que Louis Massignon écrivait il y a bien longtemps dans un essai oublié : « Pour comprendre l’autre, il ne faut pas se l’annexer, mais devenir sono hôte ». C’est, à mon avis, une formule particulièrement heureuse, qui résume une grande partie de la pensée et de la vocation de Massignoni. C’est exactement ce qu’il a fait lorsqu’il était l’hôte des Alusi à Bagdad au début des années 1900 ; c’est ce que j’ai vécu lorsque j’ai été pendant huit mois l’hôte de Kawkab Hennawi, une dame de Homs qui vivait dans un petit appartement très digne à Duelaa qu’elle a partagé avec moi pendant huit mois. Avec Kawkab, j’ai appris l’arabe de la vie quotidienne, elle m’a dit : « A l’école, vous avez des professeurs qui vous enseignent le Fusha (la langue standard), je suis votre professeur de dialecte ».
J’ai dit qu’en Syrie, j’avais rencontré une autre humanité, je me suis senti accueilli par des gens que je n’avais jamais vus auparavant. Maintenant, toute la ruelle du quartier savait qu’un étranger, un Italien, était venu vivre pour étudier l’arabe. En peu de temps, la ruelle dans laquelle je vivais est devenue comme une deuxième famille pour moi. L’épicerie où je recevais des appels téléphoniques d’Italie (il n’y avait pas de téléphones portables à l’époque), la boulangerie où je m’arrêtais toujours pour acheter des barazeq, les biscuits au sésame, avec lesquels je prenais mon petit-déjeuner le matin, chacun était devenu un visage familier, un ami avec lequel je m’arrêtais pour bavarder. En peu de temps, j’ai commencé à me sentir comme l’un d’entre eux. Je me sentais tellement à l’aise parmi eux que j’ai voulu devenir syrien. Le premier jour après mon arrivée à Damas, je suis immédiatement allé visiter la mosquée des Omeyyades, située au cœur de l’ancien quartier ottoman de Damas. L’appel de l’islam a été immédiat. Habitué que j’étais aux sombres églises chrétiennes d’Italie, avec leurs statues souvent sanglantes, voir les enfants jouer et se poursuivre sur le tapis de la mosquée, les hommes s’allonger pour dormir dans la chaleur de l’après-midi, les couleurs filtrant à travers les vitraux, tout cela m’a conféré un sentiment de paix et de tranquillité, une atmosphère joviale et paisible. J’étais un jeune homme d’une trentaine d’années qui découvrait un monde nouveau.
Je suis montée à Mar Musa pour la première fois en novembre 2001. La première personne qui m’a parlé du monastère était Bisher, un ami rencontré à Bet Jabri, un restaurant de la vieille ville où j’avais l’habitude de m’arrêter pour prendre le thé après l’école. À la première occasion, j’ai rejoint le groupe d’amis de l’école qui avait décidé de visiter le monastère. Un dialogue très intense s’est immédiatement établi entre Paolo et moi. J’ai trouvé en lui et dans son témoignage de vie missionnaire beaucoup de choses en commun avec moi. Le même attachement aux gens, le même désir d’arabisation, le même amour de l’Islam. Bref, grâce à Paolo, j’ai pu donner des mots et un sens très précis à un sentiment que je n’arrivais pas encore à comprendre et à identifier. Celui de l’amour des Arabes (en l’occurrence des Syriens) et de l’Islam, qui se résume en un mot : badaliyya.
J’avais déjà entendu parler de Louis Massignon, mais je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui se réclamait de lui, comme Paolo.
Pour la première fois, j’ai trouvé quelqu’un avec qui je pouvais partager cet amour et cette passion. Paolo regardait avec affection toute tentative des visiteurs ou des étudiants occidentaux de s’identifier aux Arabes et aux musulmans. Une fois à Mar Musa, j’ai porté une jallabiyya, ces longues robes portées par les musulmans, et Paolo a apprécié ce geste par un compliment.
Mon identification était telle que l’on me prenait parfois pour un Syrien. Lorsque cela se produisait, j’étais heureux au point de pleurer. Un jour, j’ai décidé de visiter le village de Qunaytra, près de la frontière avec Israël. Ce village a été rasé par les soldats israéliens pendant la guerre de 1967. J’ai pris un minibus pour Baramkeh, vêtu d’un keffieh rouge et blanc. Il faut dire que de nombreux Syriens se rendant à la campagne portent souvent un keffieh sur la tête. J’ai pris place dans les dernières rangées du bus et je suis parti avec tout le monde. Au moment du contrôle des documents par la sécurité, le soldat a demandé : « Où est l’étranger ? Quelqu’un a répondu : « Il n’y a pas d’étrangers ici ». J’ai dû, presque à contrecœur, me lever et déclarer que l’étranger, c’était moi, à la stupéfaction générale. Être considéré comme un Syrien, c’est ce que je voulais être, être l’un d’entre eux. C’est ce que signifie pour moi la double appartenance. Quand j’allais en Syrie, quand je parlais aux chauffeurs de taxi ou aux autres voyageurs, ils me demandaient souvent si j’avais des origines syriennes, si j’étais né en Syrie et si j’avais déménagé en Italie à un jeune âge, en d’autres termes, si j’avais effectivement des origines syriennes. Je finissais par répondre que oui, que mes origines étaient syriennes, que mon arabe était mkassar, « cassé », car j’avais alors perdu l’habitude de parler.
Je me suis souvent demandé : d’où vient ce désir ? S’agit-il d’un camouflage de caméléon pour mieux s’intégrer ? Je crois qu’il y a quelque chose de plus profond à la lumière de mon expérience ultérieure.
Entre 2003 et 2009, je me suis rendue en Syrie presque chaque année et j’ai appris à mieux connaître le pays et les gens, leur mentalité, leurs coutumes, les problèmes de la société, les relations entre les hommes et les femmes. Au début, je voyais tout en rose, tout était nouveau et tout ce qui était différent était une source d’attraction. Peu à peu, les idéalisations ont commencé à tomber et j’ai approché la complexité d’une réalité faite d’ombre et de lumière. À Mar Musa, je peux dire que j’ai appris à connaître des Syriens, des Syriens qui, normalement, ne se seraient jamais rencontrés et connus. En effet, force est de constater que la société syrienne est cloisonnée depuis la période ottomane, lorsque le système des mils a été mis en place. Ayant longtemps vécu dans des familles à Bab Tuma (le quartier chrétien de l’ncienne Damas), j’ai connu à mon grand regret et à ma grande déception la méfiance allant jusqu’au ressentiment et à la haine de certains chrétiens à l’égard de l’islam et des musulmans. À l’époque, je ne comprenais pas et je jugeais, essayant d’éviter certains sujets. J’ai commencé sans m’en rendre compte à faire mien l’un des tabous de la société syrienne, la religion, à éviter de parler de religion, surtout avec des personnes que je ne connaissais pas. Je me souviens qu’une fois, à l’université de Damas, j’ai rencontré une musulmane qui étudiait et parlait italien, nous étions dans le bureau où l’employé était chrétien. Nous avons commencé à parler de religion. En privé, la chrétienne, voyant que mon attitude était peut-être trop « pro-musulmane » pour elle, m’a demandé : « Que pensez-vous de Mahomet ? Est-il un prophète selon vous ? » Incapable de répondre, j’ai été confronté pour la première fois au grand dilemme qui tourmente les chrétiens de Syrie et du Moyen-Orient depuis des siècles. Quel regard porter sur l’islam ? Avec rancœur ou avec amour et un sentiment de fraternité ? Pourquoi mes amis musulmans avaient-ils un sentiment de fraternité avec les chrétiens que ces derniers n’avaient pas à leur égard ? Vous savez, il y a des blagues sur Mahomet chez les chrétiens dans le but de se moquer de lui. À Mar Musa, j’ai trouvé une oasis où tout cela était comme suspendu, c’était comme vivre un petit miracle. Une fois, je suis allé à Mar Musa avec un camarade d’école turc, Idris, un musulman. Nous étions sous la tente bédouine avec Paolo, un ami voulait faire une blague sur l’islam, Paolo l’a immédiatement arrêté en disant qu’on ne plaisante pas avec la religion des autres. Et il a raconté une blague sur Jésus….
Comprendre pleinement ce problème de la difficile coexistence entre chrétiens et musulmans, sans complexe de supériorité, m’a pris beaucoup de temps. Être Syrien, devenir Syrien, comme l’a fait Paolo, c’est aussi prendre sur soi les douleurs de cette société. Ces douleurs et ces traumatismes qui se sont déposés dans l’inconscient transgénérationnel dont Abuna Jacques, Jihad et Huda parlent très bien dans le livre de Francesca Peliti. Il est donc nécessaire de respecter cette douleur et l’histoire de chacun sans pour autant justifier les attitudes islamophobes qui sont encore répandues aujourd’hui, même au niveau académique. Permettez-moi de vous donner un seul exemple : certains chrétiens libanais, des hommes d’église bien établis avec des titres académiques internationaux, soutiennent une vieille thèse de certains orientalistes du 19e siècle selon laquelle la Bible a été traduite en arabe à l’époque préislamique. Cette thèse n’a aucun fondement scientifique, elle n’est due qu’à une motivation idéologique qui s’énonce comme suit : « Les chrétiens existaient bien avant l’islam, le Coran n’a rien ajouté à la langue arabe ». D’autres nient même leur appartenance à une société arabo-islamo-chrétienne, se déclarant Phéniciens, ou héritiers des Egyptiens ou des Assyriens, afin de se construire une identité nationale extra-islamique, pour ainsi dire, pour se démarquer de la mer musulmane dans laquelle ils vivent tous les jours.
Un poème de Safi iddin al-Hilli (poète égyptien médiéval) dit ceci :
بِقَدْرِ لُغَاتِ الْمَرْءِ يَكْثُرُ نَفْعُهُ وَتِلْكَ لَهُ عِنْدَ الْمُلِمَّات أعوَانُ
فبَادِرْ إلى حِفْظِ اللُغاتِ مُسارِعًا فكُلُّ لِسانٍ بالحقيقةِ إنسانُ
Le bien-être de l’homme s’accroît en fonction de ses langues ; celles-ci l’aident dans les moments difficiles.
Hâtez-vous donc d’apprendre les langues, car chaque langue est en réalité un homme.
Le sens de ces versets correspond exactement à ce que j’ai mentionné à propos de mon expérience en Syrie. Chaque langue est un homme, plus nous parlons de langues, plus notre identité s’enrichit. Aujourd’hui, je peux dire que je suis à moitié italien et à moitié syrien. Même si j’ai quitté la Syrie depuis de nombreuses années. Moi aussi, à ma manière, je vis un exil. Je dois ici ouvrir une parenthèse douloureuse qui est celle de la guerre civile en Syrie.
Au début de ce qu’on a appelé les printemps arabes, j’ai espéré de tout cœur que rien de tel ne se produirait en Syrie, parce que j’avais prévu ce qui se passerait. La Syrie n’est pas la Tunisie ou l’Égypte. Si les manifestations avaient commencé, il y aurait eu un carnage. Malheureusement, mes prédictions se sont réalisées. Que dois-je penser ? Est-ce que c’était mieux quand c’était pire ? La décision de commencer les soulèvements a été prise par une partie du peuple syrien et je dois la respecter. Au début, j’ai suivi les événements presque au jour le jour, en regardant sur YouTube ce que les manifestants publiaient. À un moment donné, vers 2014, j’ai pris mes distances par rapport à tant de violence. J’ai fait ce que l’on fait généralement pour surmonter un traumatisme, on le supprime. J’ai supprimé mon identité de Syrien et d’Arabe, en essayant de survivre à tant de douleur. J’ai connu une profonde crise de motivation pour mon travail. J’ai envisagé de changer de travail, j’ai commencé à étudier la psychologie….
L’année dernière, une collègue de Macerata m’a invité à parler de Paolo Dall’Oglio avec d’autres collègues et amis. Cette occasion m’a obligé à me remettre en jeu, à retracer mon histoire avec Paolo et avec le monastère, sa vocation et ses racines culturelles et spirituelles.

Aujourd’hui, avec plus de conscience qu’hier, je peux assumer cette double appartenance, cette double identité. J’ai quitté la Syrie depuis plus de dix ans et j’avoue que c’est comme si on m’avait amputé d’une jambe. La Syrie n’est plus le pays que j’ai connu, mais contrairement à beaucoup de mes collègues qui ont une image romantique du pays et qui ont décidé de ne pas y retourner pour garder cette idylle intacte, je crois qu’il est plus réaliste et surtout nécessaire d’affronter la réalité telle qu’elle est. Pour moi, la Syrie n’est pas seulement ce champ d’investigation historique, littéraire ou social que beaucoup ont choisi pour mener leurs recherches scientifiques et pour lequel, permettez-moi de vous le dire, le statu quo d’avant la révolution était bien commode. La Syrie, c’est d’abord une dimension humaine, une famille qui vit aujourd’hui une immense déchirure. Une des plus grandes crises humanitaires du siècle, totalement ignorée par l’Occident. La dualité et l’enculturation exigent responsabilité et engagement.
Et puis il y a l’Islam et l’engagement à vivre la badaliyya. L’absence de Paolo m’impose la responsabilité de reprendre l’héritage qu’il a laissé. Je me souviens de deux épisodes que je lui ai racontés et qui m’ont permis de me sentir son disciple.
Une fois, alors que j’étais à Damas, j’ai servi de traducteur à un ami italien qui voulait rencontrer Salah al-Din Kaftaro, alors recteur de la mosquée Abu Nur dans le quartier musulman de Rukn al-Din, et s’entretenir avec lui. En tant que traducteur d’une rencontre entre une chrétienne et un musulman, je me suis senti comme un petit Paolo Dall’Oglio en devenir, je lui en ai parlé et il était ravi. Quelques années plus tard, alors que j’étais à Trieste, travaillant pour le United World College de Duino, à l’occasion du début du Ramadan, j’ai accompagné les étudiants musulmans du collège à la prière organisée par la communauté musulmane de Trieste. À cette occasion aussi, je me suis sentie comme une courroie de transmission, un médium, un disciple de Mar Musa qui se tient aux côtés des musulmans lorsqu’ils prient, comme lorsque j’ai assisté à la prière dans la mosquée de Damas.
Après la conférence de Macerata sur le père Paolo, j’ai lu dans le journal qu’à Florence on voulait expulser la communauté islamique de la mosquée. Je me souviens qu’il y a de nombreuses années, Paolo, lors d’une conférence à Florence, avait déclaré qu’il était honteux pour une ville comme Florence d’accorder un garage à la communauté musulmane de la ville. La ville de la Renaissance, par Giorgio La Pira. J’ai rencontré l’imam Ezzeddin, et avec lui de nombreux autres frères musulmans, et je me suis présenté en lui disant : « Je suis un disciple d’Abuna Paolo ». Je suis devenu un ami de la mosquée. Pour moi, c’est une fierté. Récemment, un jeune franco-algérien a été tué en France, une autre mort violente due au racisme et à l’islamophobie. Je crois que quelqu’un qui a la double origine arabe-italienne et islamo-chrétienne comme moi a le devoir de prendre position.
Je voudrais terminer par une anecdote. Un Noël à Mar Musa, Adib Khoury et moi nous réchauffions près du poêle. Il m’a demandé : « Pourquoi étudies-tu l’arabe ? » « Parce que j’aime les Arabes », lui ai-je répondu. Il m’a répondu : « Est-ce que tous les Italiens s’appellent Paolo comme ça ? Je ne pense donc pas qu’il s’agisse d’imiter un homme inimitable comme l’était Paolo, je ne pense même pas que j’en serais capable, je pense qu’il s’agit de marcher dans ses pas, comme je sais le faire, avec la même passion et le même amour qu’il m’a transmis et dont il m’a témoigné. Il s’agit d’assumer cette double appartenance avec plus de maturité et de conscience. Je vous remercie de votre attention.

4-1 La Prophétie de Muhammad, par Sr Carol
Avant d’aborder ce que Paolo considère la question clef de son livre, j’invite chacun de vous en une minute à noter sur un bout de papier les sentiments qui remontent lorsque vous pensez à Muhammad, le prophète de l’Islam عليه الصلاة والسلام.
*
Si je vous ai demandé d’écrire vos sentiments, c’est parce qu’ils expriment de manière viscérale ce que vous pensez, ou ce que vous avez été conditionnés à penser de lui.
Sans doute vous trouvez-vous quelque part entre les deux positions extrêmes que je vais citer :
À un extrême, nous avons Dante (1265-1321), puisque nous sommes dans son pays. Qui d’entre vous ne connaît pas La Divine Comédie ? Eh bien Dante a mis le Prophète de l’Islam au fond de l’enfer, dans la neuvième fosse du huitième cercle, en le décrivant en des termes extrêmement vulgaires. Le sentiment qui prévaut chez lui est le mépris. Pendant des siècles, la condamnation de Muhammad au feu éternel était une conviction partagée par pratiquement tous les chrétiens.
À l’autre extrême de Dante, nous avons Goethe (1749-1832) qui nourrit une grande estime pour Muhammad, une admiration qui va jusqu’à la dévotion : il est pour lui l’homme parfait et le premier de toutes les créatures.
Quant au sentiment dominant chez Paolo envers Muhammad, c’est l’amour – un amour qui s’inscrit dans le sillage de l’amour du Christ pour Muhammad. Ce n’est pas étonnant de la part d’un « Amoureux de l’Islam, croyant en Jésus ».
En me réveillant tous les jours, je vois la lumière du soleil se poser sur cette feuille, et illuminer le nom de Muhammad. J’avais déjà une dévotion pour ce prophète, mais cela a accru ma dévotion pour lui. J’ai commencé à demander son intercession, et Muhammad et moi, nous nous sommes mis à vivre dans une même cellule, et nous sommes devenus des compagnons ».
*
C’est d’ailleurs par la prière abrahamique sur le Prophète qui conclut toute prière rituelle musulmane, الصلاة الإبراهيميّة أو الصلاة على النبي, que Paolo termine son livre, comme un sceau :
« Ô mon Dieu, prie sur Muhammad et sur la famille de Muhammad, comme Tu as prié sur Abraham et sur la famille d’Abraham ; répands Tes bénédictions sur Muhammad et sur la famille de Muhammad, comme Tu les as répandues sur Abraham et sur la famille d’Abraham. À Toi vont les louanges et la gloire. السلام عليكم ورحمة الله. Que la paix et la miséricorde de Dieu soient sur vous ».
*
Paolo et Muhammad, compagnons de cellule ; Jésus et Muhammad, l’un sur l’âne et l’autre sur le chameau, à côté l’un de l’autre – une image de ce que nos deux communautés de foi sont invitées à être, en descendants d’Abraham : une bénédiction les uns pour les autres, des frères et sœurs qui cheminent ensemble vers Dieu.

4-2 L’Eglise et la prophétie de Mohamed: Une difficulté qui peut être surmontée, par Ahmed Bouyerdène
Intro Carol : Après avoir exposé la pensée de Paolo, ou plutôt ce à quoi il nous appelle, je laisse la parole à Ahmed, qui va nous donner un témoignage, celui d’un musulman qui, à l’instar Paolo, a quitté sa terre natale pour aller vivre en minorité dans le territoire de l’autre. Il était encore enfant lorsqu’il est arrivé en France et a bien connu les difficultés de l’inculturation. Les questionnements sur Dieu ou plutôt la quête de Dieu l’a mené à être très actif dans le dialogue interreligieux. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’il a eu l’occasion de rencontrer Paolo.
Je l’ai moi-même rencontré pour la première fois à l’abbaye de Sénanque, lors d’une retraite islamo-chrétienne à l’occasion de l’année de la Miséricorde. Son appel aux chrétiens présents m’avait beaucoup frappé : « …si les chrétiens voulaient bien aimer le Prophète Muḥammad… non seulement aimer les musulmans… non seulement aimer l’Islam… »
Un cri du cœur que j’avais reçu en plein cœur, car il avait mis le doigt sur la plaie, là où en moi, comme beaucoup d’entre nous, il y avait encore une résistance : aimer le Prophète Muhammad, c’était bien plus que le respecter ou le reconnaître comme Prophète et Messager de Dieu.

Un témoignage

A l’image de plus de 90% des Algériens, musulmans, nés à l’époque coloniale, mes parents n’ont jamais mis les pieds dans une école publique. L’un des rêves de mes parents en immigrant en France a été d’offrir à leurs enfants ce dont ils ont été eux-mêmes privés.
Arrivé à l’âge de cinq ans en France, ainé de la famille, avec mes deux parents qui étaient analphabètes, ma scolarité n’a pas été facile, loin de là. Voyant mes faibles résultats scolaires, mes parents ont décidé de m’inscrire dans un établissement privé catholique. Ma mère et mon père, musulmans pieux, voulaient ma réussite au risque que je sois dans un environnement chrétien. Oui, un risque car une telle décision pour une famille musulmane pieuse, à l’époque, n’allait pas de soi. Lors d’une visite familiale, mon oncle avait mis en garde mes parents en leur disant textuellement : « Je connais quelqu’un (musulman), qui a mis son fils dans une école chrétienne, et il est devenu prêtre sans même s’en rendre compte ! » Si je me souviens aussi bien de cette parole, c’est qu’elle m’a très probablement un peu inquiété. Ce qui est certain, c’est que cela n’a pas empêché mes parents de m’inscrire dans un collège parisien dont le nom, Sainte-Anne, était facilement identifiable !
C’est donc dans ma douzième année que j’ai commencé à côtoyer des « catholiques ». Je dois préciser que j’étais le seul arabe et musulman de tout l’établissement. Et je dois reconnaitre que cela m’a fait une drôle d’impression, et cela d’autant plus que, comme tous les adolescents, j’étais bourré de complexes ! Je dois préciser qu’en tant que migrant et fils d’immigrés, j’avais déjà une certaine expérience de la condition de minoritaire, mais là j’allais devenir expert en la matière !
Dans ce collège catholique, ma première grande surprise, pour ne pas dire mon premier choc, a été de découvrir combien étaient peu « catholiques » mes camarades, je dirais même qu’ils étaient, sur le plan de l’éducation et notamment des mœurs, pires que les enfants que je côtoyais dans mon quartier. L’éducation centrée sur la pudeur qu’essayait de m’inculquer mes parents en a pris un sacré coup ! Mais l’adolescence, c’est le temps de la découverte de soi, de l’autre et de l’envers des décors, et là je peux dire que j’ai été gâté ! Je me souviens aussi que j’avais une certaine gêne de dire à mes copains de la cité que j’étais dans une école catholique, ce qui était mal vu et encore davantage pour un musulman ! Et comme je n’aimais pas mentir, je me contentais d’une demi-vérité en disant que mon collège s’appelait « Anne », omettant volontairement « Sainte » !
Pour bien comprendre mon état d’esprit de l’époque, je dois préciser que j’ai très mal vécu mon immigration en France, et qu’à ce jour j’en garde des séquelles. L’enfant que j’étais a vécu l’émigration comme un arrachement douloureux, d’autant plus que dans le pays d’adoption, la France, tout était si différent ; le climat, les paysages, les gens, la langue, la religion, les habitudes alimentaires… et puis, pour couronner le tout, la mémoire traumatique de la guerre d’Algérie dont j’ai également eu ma part en héritage. Cette expérience m’a amené à me poser beaucoup, beaucoup, beaucoup… de questions, sur l’identité, sur le sens de la vie et de la mort, sur la raison d’être, sur le pourquoi du temps qui passe… bref de quoi façonner un parfait névrosé ! Les copains avec qui j’essayai de partager mes questionnements m’écoutaient gentiment… mais je sentais bien que cela leur passait au-dessus de la tête. Un ami m’avait même trouvé un surnom qui en disait long : « idées noires » ! J’avais en effet développé un sens aigu de l’absurdité du monde et de la vie. Un état d’être anxiogène qui m’a amené naturellement à approfondir mes questionnements sur Dieu… qui était pour moi le seul et ultime remède face à l’absurdité de la vie.
Au collège, en classe de 5ème, ma professeure d’anglais était une religieuse, Sœur Marie, ce qui – vous le reconnaitrez – n’est pas très original ! Je me souviens d’une dame svelte, nerveuse et, détail d’importance quand on est adolescent, elle postillonnait sans cesse lorsqu’elle parlait ! Cela ne m’a pas toutefois pas découragé d’aller un jour la voir à la fin du cours, pour lui poser une « sacrée » question : « Pour vous, Jésus est-il le Fils de Dieu ou Dieu en personne ? » A posteriori, je me dis que pour un gamin de treize ans, j’avais visé dans le mille. Car ce dont je me souviens, c’est qu’elle semblait elle-même bien embarrassée par ma question. Et il y avait de quoi, un gamin musulman qui lui pose une question théologique de cette envergure ! Le fait est que je n’ai strictement rien compris à sa réponse, et d’ailleurs, à ce jour, je ne suis pas certain qu’elle ait elle-même compris sa propre réponse ! Ce dont je me souviens en revanche clairement, ce sont les dizaines de postillons dont elle m’a arrosé ce jour-là !
A la maison nous n’avions qu’un seul livre qui trônait dans le buffet familial, le Coran, une édition avec des pages jaunes que seul mon père était capable de déchiffrer. Mon collège nous avait obligé à acheter un coffret de poche de la Bible qui contenait les deux testaments. Et voilà que la Bible entrait dans un foyer musulman modeste ! Je dois reconnaitre que ma paresse naturelle m’a empêché de lire intégralement la Bible et que j’avais cette tendance, que j’ai gardé, d’ouvrir le livre au hasard en espérant trouver une guidance opportune. Au cours de ma scolarité, ce qui me surprenait, c’était le degré d’ignorance des récits bibliques de mes camarades « chrétiens ». En classe de Seconde, tous les lundi matin, nous avions un cours de Bible dispensé par un enseignant juif. J’ai été marqué par le fait que la plupart du temps, lorsque l’enseignant posait des questions, j’étais le seul à lever le doigt… ce qui a nourri mon estime de moi-même qui en avait besoin. Et cette familiarité avec les principales figures prophétiques, je la devais à ma mère qui nous a transmis les noms et les récits des principaux prophètes. En écoutant les récits bibliques, je me sentais en quelque sorte chez moi. Mais je dois cependant reconnaitre que ma culture religieuse en Islam était, pour être franc, médiocre ! Je me souviens ainsi lors d’un cours, très probablement en classe de 5ème, où notre professeure d’histoire avait abordé l’Islam et ses piliers. Comme tout élève moyen, je levais rarement le doigt durant les cours. Rare étaient donc les occasions de me distinguer, de gonfler le torse après une réponse juste à la question d’un enseignant. Et ce jour-là, j’avais une belle opportunité de me distinguer. En fait, j’ai surtout raté l’occasion de me taire, car à la question « quelqu’un peut-il me citer les cinq piliers de l’Islam ? », j’avais répondu : « …ne pas manger de porc et ne pas boire d’alcool » ! Il faut aussi reconnaitre que ma mère nous a bien conditionné sur les questions des interdits alimentaires. A ce sujet, parmi les souvenirs gravés dans ma mémoire et dans mes gènes, le jour du marché qui se tenait au pied de notre immeuble. Arrivée à proximité de l’étale du charcutier, le vendeur de cochon, ma mère prenait une longue inspiration, que nous imitions illico-presto, puis elle accélérait le pas pour reprendre son souffle quelques mètres après avoir traversé les effluves d’odeurs de halouf (porc) ! Cela fait partie de mes traumatismes d’enfance, enfin de ces moments qui vous marquent à vie. Parfois je me dis que même si l’Archange Gabriel revenait pour me dire « Ahmed, c’est bon, tu peux manger du halouf ! » et bien je crois que j’oserais lui répondrais spontanément « Waloo ! Jamais de la vie ! »
Je me souviens qu’enfant, j’avais alors dix-douze ans, j’ai fait l’appel à la prière (al-adhan) dans la cité ! Qu’est ce qui avait bien pu me passer par la tête pour jouer au muezzin et crier « Allahu Akbar » au cœur de ma cité alors que j’étais en train de jouer avec mes copains ? Avec du recul, je crois que c’était pour moi un appel à parler de l’essentiel, car ce sentiment d’un monde absurde était déjà en germe en moi, et j’avais besoin de parler de cet essentiel dont personne ne voulait ou ne pouvait me parler. Je me souviens parfaitement un jour avoir échangé avec le père d’un ami de la cité, et de lui avoir demandé s’il croyait en Dieu. Il m’avait dit que non, car il y avait trop de violence dans le monde, et que s’il y avait un Dieu, la justice et la paix règneraient. Du haut de mes années adolescentes, je lui avais retorqué que s’il n’avait plus la foi, « ce n’était pas à cause de Dieu, mais à cause des hommes… ». Jusqu’à aujourd’hui je ne suis pas certain d’avoir compris ce que j’ai ce jour-là essayé de lui faire comprendre !
En France, dans les années 1970-1980, les sujets autour de la religion, ou plus exactement autour de la question de Dieu, étaient rares, surtout entre adolescents. Les gens étaient plus ou moins croyants, mais n’abordaient jamais la question religieuse. Et je n’avais pour ainsi dire aucun ami qui se disait ouvertement croyant. Un beau matin, dans ma dix-neuvième année, je venais alors d’entrer en première année de fac, je me suis réveillé avec une question qui, pour moi, était aussi angoissante qu’inédite : « Et si Dieu n’existait pas ! » Jusqu’à ce matin-là, la question ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Pour moi Dieu ne pouvait pas ne pas exister ! Impossible ! Sinon le monde, la vie, l’amour, la beauté… n’auraient aucun sens ! Cette question soudaine, ce waswas majeur, m’a profondément angoissé, et j’avais besoin d’être rassuré. Je me suis alors mis en quête d’arguments pour réfuter ce doute qui commençait à me ronger. Bien évidemment, je ne me suis pas tourné vers mes parents, cela ne se faisait pas et ils avaient un rapport très simple à la foi : Dieu existe, un point c’est tout ! Bien que de nature plutôt réservé, l’urgence de faire taire le doute m’a poussé hors de ma coquille, et je me suis mis à en parler dans mon entourage. Je me vois encore prendre le téléphone, ce jour de 1987, pour appeler un camarade. Ce camarade s’appelait Christian, son père était charcutier et il était militant communiste, cela ne s’invente pas ! Je lui avais dit « Christian, tu crois que je pourrais perdre la foi ? » Je me souviens comme si s’était hier de sa réponse, que je peux qualifier aujourd’hui de bienveillante : « Bien sûr que non Ahmed, toi tu ne peux pas perdre la foi en Dieu. » Un communiste, nommé Christian dont le père est vendeur de halouf qui me rassure sur ma foi ! Voilà une expérience qu’on ne peut pas oublier et qui m’a définitivement immunisé contre tout jugement hâtif envers les non-croyants.
Tous les quatre ans, en période estivale, nous nous rendions en famille au bled. Au cours de l’été 1982, je me souviens d’un épisode significatif. Lors d’un échange, un de mes jeunes cousins affirma que tous les Chrétiens étaient voués à l’Enfer. Essayant de le contredire, il me rétorquait qu’il en était certain car tout le monde le disait, et c’était une évidence dans le Coran, pour le Prophète, et bien sûr pour Dieu qui avait ce jour-là trouvé dans mon cousin un nouveau porte-parole ! Sa bêtise enrobée d’arguments pseudo-théologiques m’avait heurté. Dans le même temps, sa damnation des Chrétiens m’a poussé à creuser la question. Grâce à Dieu, ou plus exactement grâce à un reportage à la télévision j’avais trouvé ma réponse. Ce reportage était consacré à Mère Teresa et aux Missionnaires de la Charité. Je voyais ce petit bout de femme menue se donner corps et âme pour les plus pauvres des pauvres, et cela par soif de Dieu. Ému et admiratif à la fois, le jeune homme de quinze ans que j’étais venait de trouver là la preuve éclatante que le Paradis était bel et bien ouvert aux Chrétiens ! Alléluia ! Je crois que c’est depuis cette époque que j’ai compris intimement que Dieu regardait d’abord et avant tout le cœur de chacun avant toute autre considération.
A la même époque je prenais également conscience que l’Islam et les musulmans n’étaient pas très bien vus en France. Il y avait bien sur le racisme, la xénophobie, les cicatrices de la guerre d’Algérie, mais il y avait aussi une autre raison, religieuse celle-là. Dès mon adolescence j’avais pris conscience de l’indigence en matière de culture religieuse de mes camarades d’école et des copains de la cité. Le jeune adulte, lui, va découvrir l’ignorance abyssale sur l’Islam des chrétiens que j’ai eu l’occasion de croiser. Lorsque je leur disais que l’Islam reconnaissait les prophètes de la Bible, que Jésus occupait une place centrale dans la foi musulmane, que l’Immaculée conception était aussi validée par l’Islam… cela les laissait bouche-bée ! J’avais presqu’envie de m’en excuser : « Excusez-moi de n’être pas si différent de vous, de partager quelques principes fondamentaux, et d’avoir des racines communes ! » Au début je m’amusais de cette ignorance, et puis avec le temps cela m’irritait ! Je prenais conscience que l’étrangeté de l’Islam à leurs yeux n’était pas que l’effet de la simple ignorance, mais qu’elle était la conséquence de plusieurs siècles de mépris de la chrétienté envers l’Islam et les musulmans.
A mesure que je participais à des rencontres islamo-chrétiennes, je faisais le constat qu’on y devisait sur la religion, la théologie, les Livres révélés, sur les liturgies, sur le Christ, sur l’éthique, mais rien, strictement rien, sur Muhammad (SSP) ! C’était comme si c’était un tabou, un sens interdit, une voie sans issue… pour les Chrétiens évidemment ! Mes lectures m’ont vite fait comprendre à quel point la représentation du prophète Muhammad dans la Chrétienté, avec le concours actif de l’Église durant des siècles, avait de quoi faire frémir des générations de Chrétiens. Le « Mahomet » des chrétiens médiévaux n’avait rien à envier aux figures maléfiques auxquelles il était identifié. Avec une telle représentation, aussi méprisante qu’angoissante, on comprend mieux pourquoi Dante Alighieri donna une place de choix à « Mahomet » dans son Enfer. Bien que cela puisse créer un certain malaise, je voudrais ici rappeler les sobriquets dont a été affublé le prophète Muhammad durant des siècles dans la Chrétienté et au sein de ses églises : « Imposteur, pécheur, antichrist, menteur, assassin, lubrique, pédophile, suppôt de Satan… ». Ces termes ont été proférés, écrits, transmis des siècles durant dans le monde chrétien jusqu’à devenir un barrage infranchissable entre Chrétiens et Musulmans… enfin presqu’infranchissable.
Il y a une trentaine d’années, j’avais eu un échange franc avec un ami catholique, un vrai catholique c’est-à-dire qui va à l’église le dimanche, ce qui pour le musulman que j’étais était un strict minimum ! Au cours de cet échange, j’avais osé demander à cet ami : « Est-ce que pour toi, Muhammad est un imposteur ? ». Il me répondit à brûle-pourpoint « Non, je le considère comme un prophète ! » Alors là, j’étais scié ! Je venais d’avoir la preuve vivante que les miracles, pardon je veux dire les exceptions, existaient parmi les Chrétiens !
Il y a sept ans, une moniale de la Communauté fondée par le père Paolo – dont vous devinerez peut-être l’identité si vous êtes un peu sagace ! –, au cours d’un échange fraternel et profond comme on en a rarement dans une vie, m’a demandé comme une supplique : « Dis-moi ce que je dois faire pour aimer le Prophète ? » Cette question m’a laissé perplexe. Elle interrogeait ma propre relation au Prophète, et je l’ai reçu comme une invitation à aimer davantage et mieux le Prophète. Et cette invitation venait d’une Chrétienne ! Elle m’a offert Amoureux de l’Islam, croyant en Jésus du père Paolo. Je découvrais dans ce livre le témoignage d’un véritable disciple du Christ, comme je les aime, un témoin de l’Amour en Dieu et de l’Amour de Dieu. Un homme qui est parvenu à se libérer de siècles de préjugés et de peurs, pour apprendre à écouter l’autre et à le comprendre à partir de sa propre expérience de foi. Il a su, comme il l’écrit, éviter « les combats de coqs des discussions théologiques », pour « s’ouvrir aux desseins bienveillants de la miséricorde divine ». Il abordait le musulman comme un miroir, un miroir voulu par Dieu. Un hadith du Prophète nous enseigne que « le croyant est un miroir pour le croyant ». Les soufis considèrent le prophète Muhammad dans sa dimension spirituelle, al-Haqiqa al-muhammadia, comme le miroir de Dieu. Le père Paolo, dans son chapitre sur la Prophétie de Muhammad, affirme que Muhammad était sincère (Sadiq), cela signifie pour moi musulman, que le père Paolo était lui-même une incarnation de la sincérité. Et Dieu aime les sincères.
L’œuvre du père Paolo est pour moi un signe parmi d’autres que nous entrons dans une nouvelle ère. Une ère où la fraternité en Dieu, au-delà des religions, sera le socle d’une expérience spirituelle partagée par tous les êtres qui chercheront à aimer et à être aimés par et pour Dieu.

5-1 L’Islam et la Crucifixion: Une difficulté qui peut être surmontée Mehdy Mimouni
5-2 L’Islam et la Crucifixion: Une difficulté qui peut être surmontée Francesca Piovano L’AUTRE VOILE