Jawdat Saïd, la voix d’un islam non-violent

L’islam, pourquoi c’est compliqué?!

La violence, comment s’en défaire ? (6/10) « La Croix » analyse des aspects de la tradition musulmane qui compliquent l’insertion de l’islam dans notre société. Aujourd’hui, le référentiel de la guerre sainte, dès les premiers temps de l’islam.Surnommé le « Gandhi syrien », aujourd’hui réfugié en Turquie avec sa famille, Jawdat Saïd, 90 ans, a produit une réflexion fondatrice sur la non-violence.La force de cette œuvre tient à son élaboration à l’intérieur de l’islam et à partir de ses sources.

Qui connaît le « Gandhi syrien » ? Auteur d’une œuvre abondante et originale, inspirateur de certains comités locaux de la révolution syrienne en 2011, Jawdat Saïd est nettement moins connu du grand public que son lointain prédécesseur indien. Sur Internet, on trouve sur lui de rares articles en français, une notice Wikipédia, ainsi que quelques vidéos sur lesquelles on le voit prêcher sur des estrades ou dans de modestes salles de classe, invariablement coiffé de son bonnet de fourrure. Sur d’autres images, il conduit un tracteur hors d’âge dans les rues de son village natal du Golan syrien.

Ces quelques instantanés sont à l’image de la vie et de l’œuvre de ce penseur inclassable, formé de manière traditionnelle à l’université Al-Azhar, au Caire, mais d’une grande liberté. « Dès ses études, il regrette que ses professeurs enseignent la doctrine de manière dogmatique et qu’ils se montrent incapables de faire le lien avec la justice sociale », raconte Paola Pizzi, une chercheuse italienne qui lui consacre sa thèse à la Sapienza, à Rome, et à l’Ephe, à Paris. « Conformément aux appels du Coran à rejeter ”l’imitation aveugle des pères, il juge, lui, indispensable de trier, dans la tradition, ce qui est utile et ce qui ne l’est plus. »

De retour en Syrie pour son service militaire, il affronte cette fois ses supérieurs. Ses quelques années comme enseignant d’arabe ne sont guère plus sereines et le jeune militant pacifiste enchaîne les séjours en prison. Son premier ouvrage – « La doctrine du premier fils d’Adam ou le problème de la violence dans l’agir musulman » –, paraît néanmoins en 1966. À l’opposé de l’islamiste égyptien et théoricien du djihad Sayyid Qutb, en vogue à cette époque, Jawdat Saïd y défend l’attitude d’Abel qui refuse de verser le sang contrairement à son frère Caïn, le meurtrier.

Cette fois au chômage, il se fait agriculteur et apiculteur dans son village d’origine mais continue à bâtir, en parallèle, une œuvre iconoclaste et à donner des conférences, y compris en Europe ou aux États-Unis lorsqu’il y est invité. Malgré sa vie retirée, Jawdat Saïd est tout sauf « un pacifiste en dehors du monde », assure le prêtre libanais Fadi Daou. Il ne cesse au contraire de chercher le dialogue avec les oulémas (savants) plus classiques. Séduit par le penseur algérien Malek Bennabi, lors du passage de ce dernier à Damas, il organise une série de conférences pour le faire connaître. Et Malek Bennabi signe la préface de son second livre, paru en 1972, dont le titre reprend la sourate du Coran « Dieu ne modifie rien en un peuple, avant que celui-ci ne change ce qui est en lui ».

L’originalité, la rupture épistémologique même, de Jawdat Saïd sont là : l’histoire doit être considérée comme une source de la révélation divine à l’égal du Coran. « Il est donc indispensable d’interpréter les signes de Dieu non pas seulement dans le Coran mais aussi dans l’histoire », souligne Viviana Schiavo, une jeune Italienne engagée dans le dialogue islamo-chrétien qui cherchait, dans le cadre de ses études à l’Institut pontifical d’études arabes et d’islamologie (Pisai), à travailler sur une figure musulmane comparable à celle du jésuite italo-syrien Paolo Dall’Oglio.

Les deux hommes se connaissaient bien sûr, car, comme beaucoup d’intellectuels syriens, Jawdat Saïd était un habitué du monastère de Mar Moussa, fondé par le jésuite. Penseur inclassable, il est capable de méditer autant sur Hiroshima et l’invention de la bombe atomique que sur la solidarité née de la construction européenne. « Déjà au Caire, lors de l’assassinat du fondateur des Frères musulmans Hassan Al Banna, il s’était aperçu que la violence ne porte pas de bons fruits. Or pour lui, si les fruits sont négatifs, c’est que l’on n’est pas dans la vérité », explique Viviana Schiavo.

La force de sa pensée est d’être enracinée dans les sources de l’islam : elle ne s’appuie ni sur les écrits de Gandhi ni sur l’islamologie savante occidentale, et Jawdat Saïd n’a découvert que tardivement Khan Abdul Ghaffar Khan (lire ci-contre). « D’autres musulmans ont traité le sujet de la non-violence, mais il est celui qui est allé le plus loin dans sa légitimation doctrinale », estime Paola Pizzi.

Le rôle qu’il donne à l’histoire explique la difficulté de nombre de ses contemporains à le suivre, mais cela n’empêcha pas certains jeunes activistes syriens de compter parmi ses élèves. Une véritable école se créa autour de ses idées à Daraya, dans la banlieue de Damas, fréquentée par des centaines de jeunes et animée par l’imam Abdel Akram Al Saqqa.

Lorsque la révolution syrienne éclata en 2011, Jawdat Saïd fut interrogé par la foule lors des funérailles de plusieurs manifestants : jusqu’où aller pour faire tomber le régime de Bachar Al Assad ? Le vieil homme resta fidèle à ses principes, convaincu que « la violence des manifestations risque de justifier celle du régime et finalement de créer une confusion entre victimes et bourreaux. Et c’est ce qui s’est passé finalement », note Viviana Schiavo.

Lui-même fut convoqué par les services secrets syriens qui tentèrent de le contraindre à une « mouraja’a (révision) de ses points de vue », qu’il refusa. Avec sa famille, il gagna la Turquie, où il vit encore aujourd’hui, dans la banlieue d’Istanbul. Lorsqu’il est allé à sa rencontre en 2016, le père Fadi Daou a trouvé un vieil homme paisible et souriant, têtu mais doté aussi d’une invincible confiance pour l’avenir de son pays. Aux yeux du prêtre maronite, il s’agit à n’en pas douter d’« un saint ».

Anne-Bénédicte Hoffner