Massignon : une vie hors normes, par Joseph Hug

« Louis Masssignon, l’un des plus remarquables islamologues du 20ème siècle, porte un témoignage où s’unissent… une œuvre scientifique de premier ordre et une vie toute donnée à Dieu » écrit Louis Gardet, un de ses disciples. Après sa mort en 1962, plusieurs biographies, dont celle de Jean Morillon lui ont été consacré.
Aujourd’hui, Manoël Pénicaud, anthropologue, spécialiste des relations interreligieuses livre une nouvelle biographie, détaillée, agréable à lire, au regard à la fois critique et distancié sur le personnage. Son premier objectif vise « à rendre accessibles à un grand nombre de lecteurs la qualité, l’intensité et les ruptures d’une vie hors norme ».
« Louis Massignon est né en 1883 d’un père sculpteur- Pierre Roche- agnostique et d’une mère catholique fervente. Il se forma aux lettres et rencontra le problème religieux, qui devait l’occuper toute sa vie dans la nuit du 3 mai 1908, sur le vapeur qui le reconduisait au terme d’une campagne archéologique sur le Tigre, à Bagdad. Il nomma cet instant fatal »la visitation de l’Etranger ». Dieu sera accordé à Massignon sous la figure du Juge et sous celle du Père, toujours sous celle de l’Etranger, invisible à notre monde, transcendant tout ordre établi, instruisant les prophètes et animant de son souffle les langues prédestinées à styliser l’expérience mystique de celles et de ceux qui, en Islam, en chrétienté, ailleurs aussi (Gandhi)sont prédestinées au témoignage vivant par le sacrifice », écrit Christian Jambet qui a supervisé l’édition intégrale des écrits de Massignon.
Retour au christianisme par… l’islam
Jeune arabisant au Caire, menant une vie dissolue d’homosexuel, c’est par un « rénégat », c’est à dire converti à l’Islam, Luis de Cuadra, fils du marquis de Guadalmina, qu’il découvre Husayn ibn Mansûr al-Hallaj, martyr mystique de l’Islam, condamné à mort, torturé et crucifié à Bagdad en 922. Dès lors il va étudier avec intensité ce saint musulman, pendant des années, et publiera en 1922 « La passion d’al-Hallaj, martyr mystique de l’Islam ». C’est en quelque sorte par le détour de l’Islam et la connaissance de l’autre religion qu’il va revenir au christianisme qu’il avait abandonné à l’âge de dix-sept ans dans le sillage de son père. Mais ça ne s’est pas passé en un éclair, « c’est le fruit d’un long et complexe processus de maturation » écrit son biographe.
Hospitalité abrahamique
L’hospitalité est une référence fondamentale dans la pensée et l’existence de Massignon. Ainsi, lorsqu’au début de son séjour à Bagdad en 1907, il se rend chez un notable, issu d’une grande famille, réputé pour sa science et lui demande ainsi qu’à son cousin de le prendre en charge comme hôte. Ceux-ci lui louent une résidence dans un quartier entièrement musulman qui permet au jeune-homme, loin du quartier européen, de connaître les petites gens et la culture locale parlant l’arabe dialectal avec tout un chacun.
Massignon se référera à l’hospitalité abrahamique et y joindra le thème aussi central de sa pensée, l’intercession, comme le fit le patriarche Abraham en faveur des gens de Sodome (Livre de la Genèse, chap.18).
Piliers invisibles
Massignon est convaincu d’avoir lui-même mystérieusement bénéficié de l’intercession d’aides- vivants ou morts- pour son salut. Ces intercessions simultanées sont au fondement de sa spiritualité. Il fait l’expérience de la communion de saints du christianisme et des élus cachés de l’islam. Selon lui, le monde serait porté d’âge en âge par des saints, des piliers spirituels se succédant selon une chaîne mystique et non généalogique « une élite d’hommes et de femmes nés pour assumer l’angoisse aveugle et sourde des myriades humaines, pour en comprendre et en annoncer la gloire transcendante ». Ces piliers invisibles s’offrent en otage- au sens fort du terme- pour « racheter » les péchés de la société. L’histoire du monde est tramée par la prière de ces figures saintes,des plus anonymes aux plus célèbres et Massignon retrouve dans le soufisme ce type de personnages sous le nom d’Abdâl (serviteur).

Louis Massignon, autre pan de sa personnalité, sera un acteur de la politique française en Orient. Après la seconde guerre mondiale, il s’engagera pour la décolonisation, en particulier en Afrique du Nord
(Maroc, Algérie,Tunisie), prenant fait et cause pour l’indépendance de ces pays et la protection de leurs citoyens en métropole.
Maîtrisant très tôt l’arabe, puis le persan et plus tard d’autres langues (turc et kurde), il sera appelé par les instances de son pays comme conseiller. Pendant la première guerre mondiale, il sera sur le front d’Orient, notamment sur le front serbe. Le 11 décembre 1917, une photo en témoigne, en tant que membre de la mission Sykes-Picot il assistera à l’entrée des troupes du général Allenby à Jérusalem, après le départ des Ottomans, à côté du célèbre colonel Lawrence d’Arabie, son rival. C’est là qu’il apprendra la mise en oeuvre du projet sioniste en Palestine et la trahison de la parole donnée au prince Faycal.
Il est aussi présent au mariage du shah d’Iran à Téhéran en 1939.
Après la seconde guerre mondiale, délaissant progressivement la vision coloniale de la France, il militera pour l’indépendance des futurs Etats du Maghreb.
Face à la naissance de l’État d’Israël en 1949,il considère légitime le droit au retour après la Shoah, dans une logique d’espérance propre au judaïsme. Mais il y aurait un dévoiement du sionisme originel, devenu un rouleau compresseur de colonisation écrasant les populations locales. Avec son ami le rabbin Judah Magnes et Martin Buber (rencontré aux réunions du groupe Eranos à Ascona), il milita pour une solution à deux Etats. Franchement anti-sioniste, il va se brouiller avec Paul Claudel, avec qui pourtant depuis sa conversion s’était établie une amitié dont témoigne une correspondance assidue.

Il y aurait encore plusieurs aspects à évoquer de la très riche personnalité de ce personnage complexe et fascinant nous révèle son biographe, notamment sa carrière d’enseignant ainsi que sa filiation spirituelle avec Charles de Foucauld.
Le biographe a su exploiter une très riche documentation photographique venant de Massignon lui-même qu’il commente tout au long de son livre. Ce n’est pas le moindre atout de l’ouvrage.
On saura gré à Manoël Pennicaud de dévoiler à de plus jeunes générations l’extraordinaire vie et la pensée du « catholique musulman » selon le mot du Pape Pie XI.
Le livre est dédié au Père Paolo Dall’Oglio, disciple de Massignon, disparu à Raqqa en Syrie en 2013.
A l’heure où l’islamisme s’attaque aussi au soufisme, connaître la vie et la pensée de Massignon me paraît important.
Joseph Hug
Louis Massignon Le « catholique musulman »
par Manoël Pénicaud, Bayard Editions Paris 2020, 431 p.