Lettre du prieur de Mar Moussa au responsable de la Syrie

>A M. Ahmad Al-Sharaa, Président de la Nouvelle Syrie en cette étape cruciale,
Que la paix soit avec vous.
Frère en humanité, frère en citoyenneté sous le toit de la patrie, dont vous avez dit qu’il était de la responsabilité de tous de la construire, et frère en foi dans le Dieu unique, Créateur du ciel et de la terre.

Tout d’abord, je remercie Dieu pour la bénédiction et le don de la liberté et pour le fait que, pour la première fois, je peux écrire ces mots sans craindre d’être arrêté, tué, ou que quelqu’un s’en prenne à ma famille ou à mes amis.

Deuxièmement, je te remercie pour ton dernier discours, que tu as adressé à moi, ainsi qu’à tous les « frères et sœurs » syriens, « en tant que serviteur et non en tant que chef ». Cette expression m’est particulièrement chère, car elle a été utilisée par Jésus-Christ lorsqu’il s’est adressé à ses disciples : « Vous m’appelez Maître et Seigneur, … [mais] je suis au milieu de vous comme quelqu’un qui sert ». Il nous a enseigné que le pouvoir est synonyme de service et de sacrifice, et non de profit et de domination.

J’écris ces mots en te regardant dans les yeux à travers l’écran, en essayant d’atteindre ton cœur. Cependant, seul Dieu connaît et voit les cœurs. J’ai donc décidé de croire ce que tu dis et de répondre à ton invitation à « ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de notre patrie bien-aimée ». Moi aussi, je « demande à Dieu de nous aider tous à élever notre patrie » dans cette «phase de transition».

Oui, il s’agit d’une phase cruciale et transitoire, d’une occasion en or que personne n’a le droit de gaspiller ou de négliger. Elle requiert l’engagement de tous, chacun selon ses talents et ses capacités, à œuvrer pour le bien commun. Le meilleur moyen d’y parvenir est de s’écouter les uns les autres, de dialoguer et de mettre immédiatement en œuvre les actions nécessaires face à l’urgence, en exerçant avec conscience et responsabilité les tâches et les rôles qui nous sont confiés, chacun dans son propre domaine de travail et à partir de sa propre position.

Je ne reprendrai pas tous les points positifs de ton discours, qui sont nombreux et inspirent l’optimisme, suggérant le début d’une nouvelle ère. Mais puisque tu m’as demandé, ainsi qu’à tous les Syriens, de participer à la « construction de notre avenir dans la liberté et la dignité », permets-moi de m’attarder sur quelques points dans un esprit de « consultation » et d’autocritique constructive :
Je vous soutiens, et je soutiens ceux qui ont le devoir de mettre en œuvre une « vraie justice transitionnelle », un droit pour tous les Syriens. Cette justice ne peut être fondée sur la vengeance et l’élimination physique des opposants sans procès, comme cela s’est déjà produit dans de nombreux endroits. Elle ne peut être considérée comme une justice si elle s’exerce dans la violence et avec les mêmes méthodes d’arrestation et de détention que celles adoptées pendant des décennies par le régime terroriste, injuste et inhumain d’Assad.

L’adversaire ou le criminel reste un être humain, même s’il a tenté de défigurer son humanité par ses mauvaises actions. Si nous voulons construire un État sain, exempt de haine et de désir de vengeance, nous devons respecter la dignité de notre ennemi, ou du moins préserver notre propre dignité et notre humanité dans son humanité, même déformée. Nous devons l’arrêter conformément à la loi, lui accorder un avocat et un procès public, équitable et impartial, en présence de ses victimes, de leurs familles et de tous les citoyens qui souhaitent y assister.

Le peuple syrien a le droit de connaître les noms des criminels et leurs crimes, les noms de leurs victimes, de traduire ces criminels en justice et ainsi faire valoir ses droits en vertu de la loi. Sinon, les arrestations arbitraires, les exécutions et la terreur permanente ne feront que nous ramener aux pratiques répressives d’Assad. Elles plantent des graines empoisonnées dans le sol blessé de la Syrie, qui pousseront un jour, produisant des fruits de violence et de destruction, nous aspirant dans le cercle vicieux de la vengeance, de la haine, du sectarisme, des conflits ethniques et religieux et de l’absurdité de la guerre civile.

Vous avez souvent parlé de la patrie (watan), mais j’aurais aimé vous entendre parler de la citoyenneté (muwātana). Vous avez parlé de gouverner avec justice et consultation, mais il aurait été utile que vous mentionniez la démocratie. L’« unité entre le peuple et les dirigeants » est essentielle, mais elle ne prend sa forme la plus mûre qu’avec un état d’esprit démocratique dynamique, qui garantit que personne ne peut monopoliser le pouvoir sous quelque prétexte que ce soit.

Le « processus politique », qui « requiert la participation authentique de tous les Syriens », implique et exige flexibilité et ouverture vers une forme civilisée et démocratique de gouvernement qui garantisse l’unité nationale tout en protégeant ce qui est précieux pour tous les citoyens. Un système qui valorise leur héritage culturel, respecte leurs religions et défend leurs libertés, y compris celles de conscience, de pensée et d’opinion.

La citoyenneté et la démocratie, c’est-à-dire la dimension civile et participative, sont les deux garanties pour « construire l’avenir dans la liberté et la dignité ». Leur absence dans tout contrat social ou système politique conduit inévitablement, tôt ou tard, à « l’exclusion ou à la marginalisation » d’une partie de la population au profit d’une autre ou d’une élite dominante.

Que Dieu protège le peuple syrien de l’orgueil, de la haine et de la soif de pouvoir et de domination, et qu’il nous accorde la sagesse, le dévouement et la droiture pour élever une nation libérée de la « corruption, du népotisme et des pots-de-vin ». Ce n’est qu’ainsi que pourra naître une Syrie de liberté, de progrès, de connaissance et de civilisation, une Syrie phare pour les peuples, un exemple de diversité et de richesse humaine, religieuse, ethnique, linguistique et culturelle.
Et louange à Dieu, Seigneur des mondes, maintenant et pour toujours, pour les siècles des siècles.

Citoyen syrien, moine Jihad Youssef