La lettre de Mar Moussa pour 2022

Comme chaque année, la communauté de Mar Moussa fait un bilan de l’état de Mar Moussa et des membres présents dans les trois monastères : syrien, irakien et italien. Mais la lettre de cette année a un caractère à la fois réaliste et préoccupant quant à l’avenir.

Le vin ancien et le vin nouveau (Luc 5:36-39)

« La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux ! Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson » (Luc 10:2). Sur cette base, l’Église prie pour les vocations. Mais la première des vocations est la vocation de chacun à la sainteté et à la construction du Royaume de Dieu. L’Église prie en particulier pour les vocations au sacerdoce, à la vie consacrée et au mariage. Un regard sur le siècle passé montre à quel point les vocations monastiques, religieuses et sacerdotales sont en déclin continu. De nombreuses communautés doivent fusionner diverses maisons, fermer des couvents et des monastères, les confier en gestion pour certaines activités voire les vendre… les grands ordres catholiques ne représentent plus que la moitié ou moins de ce qu’ils étaient au temps de leur apogée. C’est au pourquoi de cette tendance que je réfléchis.

Il est clair que la foi elle-même est en crise du point de vue numérique. De moins en moins de personnes se déclarent croyantes ou religieuses. Ceci est donc une première raison, car là où il n’y a pas de terrain fertile, la semence ne peut pousser ni porter de bons fruits. Cependant, même dans les contextes où la foi est vécue, il y a de moins en moins de vocations religieuses. La récolte est toujours plus abondante mais les travailleurs sont de moins en moins nombreux. D’une part, il faut comprendre que le rôle et la vocation des laïcs baptisés n’ont pas moins d’importance que ceux des religieux. D’autre part, l’importance spécifique de la consécration demeure.

J’ai rejoint la Communauté de Deir Mar Moussa en août 1999, et prononcé mes vœux perpétuels en septembre 2003. Nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui sont venus et repartis après moi. Seuls quatre sont restés : un moine et trois moniales. Depuis que le Père Paolo a fondé la Communauté avec Jacques, qui était encore diacre, en 1991 – il y a « longtemps », mais pas nécessairement du point de vue chronologique –, beaucoup ont essayé notre vie monastique, mais la Communauté ne compte aujourd’hui que quatre moniales et quatre moines – cinq avec Paolo –, en plus d’un postulant. Où sont passés tous les autres ? Certains ont découvert grâce à Deir Mar Moussa que leur vocation était ailleurs, dans le mariage, ou au sein d’une autre communauté religieuse, ou dans le sacerdoce diocésain, etc., et ils sont repartis heureux et consolés en louant Dieu. D’autres ont compris (ou nous l’avons compris) qu’ils n’étaient pas appelés ici, et, ne sachant où, ils sont partis continuer leur recherche, sans nécessairement être ni joyeux ni tristes. D’autres encore, cependant, sont repartis tristes et non consolés – ayant été blessés et nous de même – soit parce qu’ils n’ont pas accepté la réalité qu’ils ne sont pas appelés ici, soit parce que nous n’avons pas su les accueillir à cause de notre manque de charité et d’ouverture. Je voudrais demander pardon à ces derniers au nom de la Communauté et de l’Église.

Oui, même dans les nouvelles communautés, l’ouverture est nécessaire, surtout à la grâce de l’Esprit qui envoie de la nouveauté aussi bien dans les circonstances que dans les personnes. Saint Benoît dit dans sa Règle qu’il faut écouter attentivement le dernier frère arrivé car en lui l’Esprit pourrait parler plus que dans les frères plus anciens. Le danger de tomber dans le piège de la « vieille garde » et de se renfermer dès la première génération est bien réel. Soyons donc vigilants et ouvrons-nous à la nouveauté en nous et dans les autres, tout en veillant à ne pas tomber dans le piège des nombres en acceptant n’importe qui pour que l’Église n’ait pas à en payer le prix fort, même si en fin de compte, c’est Dieu qui sauve l’Église, et non nous.

J’ai appris en étudiant l’histoire que les communautés naissent avec leurs charismes, et quand un besoin spécifique n’existe plus, la communauté se dissout, c’est-à-dire qu’elle a alors le droit ou plutôt le devoir de mourir. Une fois l’esclavage formellement aboli, une communauté appelée à racheter les esclaves n’a plus de raison d’être et n’a donc pas à s’occuper de broder les vêtements liturgiques. Mais les raisons de la mort d’une communauté pourraient être autres. En tant que nouvelle communauté, nous sentons que notre charisme d’amitié islamo-chrétienne a une pertinence au service de l’Église universelle. C’est le Seigneur ressuscité qui nous demande : « Prenez soin de l’Islam pour moi ». Nous sommes cependant peu nombreux, avec une moyenne d’âge élevée, répartis sur trois monastères, avec moins de trois membres dans deux d’entre eux. Nous voulons que la Communauté reste jusqu’à la seconde venue du Christ, mais si rien ne change, elle risque de ne plus exister à la prochaine génération.

L’Église prie le Seigneur de la moisson, mais cela ne suffit pas. Ne devons-nous pas rayonner de joie en moissonnant malgré les douleurs des semailles ? Qui voudrait faire partie d’une communauté dépourvue de joie, d’un groupe craignant la fatigue et la lassitude ? Le moine aigre qui ne sait pas rire n’attire personne. Quand je me suis consacré, je ne me suis pas posé ce genre de questions, mais à présent, nous nous les posons en comptant sur la miséricorde de Dieu, et nous comptons aussi sur elle lorsque nous affrontons la pensée de la vieillesse ou la possibilité de mourir seul sur un lit dans une maison de retraite. Si Dieu le veut ainsi, ce sera notre offrande, mais si ce n’est pas le cas, nous devons faire quelque chose.

J’ai pris une initiative concrète en entreprenant une tournée des paroisses pour parler de la vocation en racontant mon amour pour Dieu, ou plutôt le Sien pour moi, disant à quel point je suis amoureux de Lui. Je présente la vie monastique comme un état d’amour de Dieu qui anticipe l’éternité dans le temps. Solo Dios basta, seul Dieu suffit, disait sainte Thérèse d’Avila.

En tant que communauté monastique al-Khalil, nous réfléchissons à la manière d’élargir l’espace de notre tente, de déployer sans lésiner les toiles qui nous abritent, d’allonger nos cordages et d’affermir nos pieux (Is 54:2). Nous avons donc entrepris un discernement sur la manière d’impliquer en particulier les laïcs, les nombreux amis qui souhaitent faire partie de la Communauté sans nécessairement prononcer des vœux monastiques. Le fruit de ce discernement sera-t-il semblable au tiers ordre franciscain ? Peut-être ! Nous sommes en tout cas ouverts à une forme de consécration que des gens mariés ou même des religieux peuvent vivre et professer. Deux éléments nous paraissent nécessaires pour ceux qui désirent une telle consécration : premièrement, une vie spirituelle personnelle fidèle à la prière individuelle et communautaire ; deuxièmement, la référence à notre Règle monastique, en particulier à notre charisme de fraternité islamo-chrétienne.

Dans les deux derniers Chapitres généraux, nous avons fortement ressenti l’appel à nous engager moins dans l’humanitaire propre aux ONG – sans toutefois ignorer les personnes qui frappent à notre porte –, pour donner plus d’espace à la prière et à la vie monastique, à l’accueil des gens, à l’écoute et au partage, à l’agriculture et au soin de l’environnement, à la bibliothèque et au travail intellectuel, etc. Nous ne voulons pas être des fonctionnaires mais des moines. Et nous continuons à nous dire : qu’y aurait-il de plus ?

Du point de vue institutionnel et charismatique, l’Église n’est pas en phase avec son temps – elle a du mal à parler le langage des jeunes, et beaucoup de ses bergers sont lents et sans zèle à chercher les brebis abandonnées. Nous ne sommes pas toujours capables « d’activer » l’esprit de prophétie qui est en nous, il semble que nous ayons oublié comment faire. Rappelons-nous cependant que ce n’est pas tant à nous de faire car c’est Lui qui agit ; nous devons juste essayer de ne pas L’étouffer avec nos peurs, nos préjugés, notre paresse et notre médiocrité. Nous devons faire autre chose, ou plutôt être autre chose. Nous les moines et nos églises orientales ne devons pas nous contenter d’être connus dans le monde et d’avoir beaucoup d’amis, car nous risquons l’extinction comme les pandas chinois. De nombreuses communautés meurent, entre autres, à cause de leur rigidité et de leur résistance à la nouveauté (prier dans certaines langues, d’une certaine manière, prêcher et parler comme on l’a toujours fait, penser le monde comme aux siècles passés en s’accrochant à des formes fossilisées de religiosité qui ne sont plus adaptées à l’homme d’aujourd’hui, discerner avec des critères rouillés, etc.). C’est une résistance au Seigneur lui-même qui fait

toutes choses nouvelles (Ap 21:5). L’Évangile nous enseigne qu’on ne peut raccommoder un vieux vêtement avec une pièce d’étoffe neuve, ni mettre du vin nouveau dans de vieilles outres. Ouvrons les portes à la joie du Christ et au souffle de l’Esprit. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons cultiver le champ du Maître de la moisson. N’est-ce pas le sens de Noël, cette nouveauté qu’a porté dans son cœur une jeune fille très humble et courageuse de Nazareth nommée Marie, avant même de la porter dans son sein maternel ? N’est-ce pas cette même nouveauté que son courageux fiancé Joseph a accueilli ? La grande nouveauté ne réside-t-elle pas en ceci : Dieu se fait petit enfant ?

Joyeux Noël.
Frère Jihad Youssef, abbé.

Vous trouvez ici la lettre de Mar Moussa pour 2022 en entier.