Journal de Dimah de retour à Mar Moussa

Dimah, moniale de Mar Moussa, a étudié à Rome et est revenue à Mar Moussa cet été. Ses réflexions très personnelles sur la Syrie qu’elle a retrouvée sont précieuses et pertinentes. Voici le journal qu elle a tenu.

Il y a plusieurs jours, mes pieds ont foulé à nouveau le sol de ma patrie. J’arrive après dix mois d’absence, mais aussi après une série de changements radicaux qui m’empêchent de la reconnaître. J’arrive après dix mois chargés de contradictions : tristesse et joie, douleur et consolation, inquiétude et confiance, peur et courage — et, par-dessus tout, espoir.
Certains changements sont visibles dès le passage de la frontière. Tous les symboles de l’ancien régime ont été supprimés. Le soir même, je suis arrivée au monastère, à temps pour la messe. L’accueil chaleureux des sœurs et des frères m’a réchauffé le cœur.
Quelques jeunes étaient également présents à la célébration, dont trois garçons musulmans originaires du même quartier récemment touché par un attentat suicide dans l’église grecque orthodoxe. L’un d’eux, contraint de quitter le pays il y a des années à cause de la guerre, était revenu pour la première fois. Le dernier jour, avant son départ, il a choisi de passer quelques heures à Mar Moussa. Pendant la messe, des larmes coulaient sur leurs visages. Au moment de la communion, l’un d’eux a voulu exprimer la profondeur de son désir d’être en communion avec nous et a prié pour les « martyrs » de l’Église. Il a voulu partager ce qu’il aspire à vivre et ce qui, malgré tout, continue à se vivre dans ce pays.

Savoir qu’en Syrie, de nombreux musulmans partagent ce même sentiment, voir les images et écouter les récits de ceux qui, après l’expulsion, se sont empressés de donner leur sang, d’exprimer leur solidarité aux familles des victimes, sont autant de signes qui apaisent l’amertume provoquée par la tendance extrémiste croissante.

Mais c’est précisément sur cette réalité qu’une autre réalité fait son chemin : la peur. Elle s’insinue dans les cœurs de manière insidieuse, comme une ombre silencieuse. Les épisodes de violence, le massacre de familles entières uniquement en raison de leur appartenance, font que la peur s’installe rapidement et de manière invisible, jusqu’à susciter chez beaucoup – et c’est le cas de nombreux chrétiens – des questions déchirantes : quand viendra notre tour ? Est-ce vraiment encore notre pays ?
Au cours des premiers jours qui ont suivi mon retour, j’ai de nouveau ressenti la douloureuse expérience d’être exilée dans mon propre pays. Ce n’est pas la première fois, en vérité, que j’éprouve ce sentiment d’étrangeté. Mais chaque fois, cela a le goût d’une nouvelle blessure.
Je pense souvent à ma mère, qui vient d’avoir soixante-dix ans et qui est confrontée à la troisième guerre de sa vie. D’origine libanaise, elle a vécu le conflit au Liban, puis la guerre en Syrie, et considère aujourd’hui la situation actuelle comme une nouvelle guerre à part entière. Au cours de ces dix derniers mois, je l’ai vue vieillir considérablement. Elle pleure souvent, chaque fois qu’elle lit ou entend des informations sur la violence qui sévit. Elle me dit : « Je ne peux pas retenir mes larmes, elles coulent toutes seules, sans que je puisse les arrêter. » Son dos s’est courbé, comme ma Syrie, pliée par la douleur, qui pleure ses enfants.

Je pense aussi à ma nièce, qui vient d’avoir dix-huit ans. Elle n’a aucun souvenir d’une patrie en paix : tout ce qu’elle connaît, c’est un pays meurtri. Et pourtant, malgré tout, elle a acquis une extraordinaire profondeur spirituelle, qui est devenue – et restera peut-être à jamais – sa seule véritable bouée de sauvetage. Je vois en elle ce qu’Etty Hillesum a su comprendre au plus profond d’elle-même : que la tâche la plus difficile pour un croyant est de ne pas laisser le mal effacer le souvenir de Dieu (Etty Hillesum. Humanité enracinée en Dieu, p. 11).

Entre ces deux générations – celle de ma mère et celle de ma nièce – vivent beaucoup d’autres personnes qui traînent leurs blessures, et beaucoup qui, avec un courage silencieux et souvent invisible, continuent d’avancer, jour après jour.

De nombreux jeunes reviennent également au monastère : certains ne font que passer, d’autres viennent pour faire du bénévolat ou travailler. Chacun, à sa manière, essaie de sauver ce qu’il peut de sa vie et, malgré tout, résiste. Ils luttent pour ne pas laisser les vents violents du mal éteindre la dernière petite flamme timide d’espoir qui brûle encore dans leur cœur. C’est très difficile, mais ceux qui ont choisi de rester font preuve d’un immense courage.

Pour ma part, je continue à faire ce que j’ai choisi de faire depuis le début de la guerre : recueillir et conserver des histoires, des anecdotes, des gestes de paix et de bonté. Les raconter, c’est leur permettre de s’épanouir, comme une fleur dans le désert. C’est toucher du doigt les miettes d’humanité qui nous restent et, comme Etty, aider Dieu à survivre à la tragédie de la déshumanisation… pour sauver, avec Lui, notre humanité.

Lettre 2

Il est extrêmement difficile d’écrire ce que nous vivons actuellement en Syrie ! Les nouvelles qui nous parviennent du sud, accompagnées d’images des atrocités commises par des frères du même peuple les uns contre les autres, nous brisent le cœur. J’ai toujours pensé – et j’en suis de plus en plus convaincue – que l’être humain porte en lui une capacité inquiétante à la violence. Il suffit que chacun touche, ne serait-ce qu’un instant, cette possibilité cachée en lui, pour se rendre compte de la destruction que l’homme peut générer. De nouvelles blessures s’ouvrent chaque jour. Des blessures qui se multiplient parce que la chaîne de la violence ne se brise pas d’elle-même : chaque geste violent en attire un autre, et au milieu, ce sont les innocents qui sont victimes. Les rues ne sont pas sûres. Il y a quelques jours, dans le quartier où vivent mes parents, une voiture est passée en tirant soudainement : trois hommes, assis devant la porte de leur maison, sont restés gisant sur le sol, sans vie. Les informations indiquent que l’un d’entre eux avait été un collaborateur de l’ancien régime. Mais qui peut vraiment savoir ou juger ? Lorsque la loi fait défaut et qu’il n’y a pas de structures pour garantir la sécurité, la peur grandit et le soupçon s’insinue.

Et pourtant, je continue à résister. Chaque jour, j’essaie de rassembler et de préserver ce qui fleurit encore de beau. Mais comment supporter le poids de la douleur devant le regard perdu d’une jeune femme du sud, hébergée chez nous, alors que sa mère et sa sœur sont restées chez elles, en plein cœur de la zone des combats, et que son père est bloqué ailleurs, incapable de les rejoindre ? Comment rester ferme devant ses larmes, quand, en ouvrant les réseaux sociaux, elle a trouvé la photo d’un ami, récemment tué lors des derniers affrontements ?

Au milieu de tout cela, un jeune homme de 27 ans choisit d’entrer au noviciat dans notre communauté. La célébration a lieu le 20 juillet, le même jour où, en 1993, Paolo et Jacques ont prononcé leurs vœux pour rester au monastère, marquant ainsi une étape fondatrice de notre vie monastique commune. Pour nous, c’est un signe d’espoir, une graine de lumière dans la folie de notre temps. Dans un contexte où la peur semble dominer – et où beaucoup, même parmi les chrétiens, considèrent que la fuite est la seule voie possible – ce jeune homme choisit de rester. À une époque où le désir de partir semble compréhensible, voire inévitable, il choisit la consécration, qui est une forme radicale de présence.

Merci Seigneur pour ce signe, descendu sur nous comme la rosée, pour rafraîchir nos cœurs blessés par la tristesse et la douleur de la guerre.

Plusieurs jours très intenses, chargés d’émotions et de significations, se sont écoulés… Fin juillet, nous avons organisé notre première rencontre après plus de quatorze ans pendant lesquels il nous était interdit d’organiser tout type de séminaire. Le choix de ce moment n’était pas fortuit : nous avons voulu le lier à l’anniversaire de l’enlèvement de Paolo.
La première journée a été consacrée aux prisonniers…
La salle de réunion était remplie de photographies : les visages de personnes qui sont passées par les prisons et dont beaucoup ne sont jamais revenues. Pour certaines, même le corps n’a jamais été retrouvé. Pourtant, le dialogue ne s’est pas concentré sur la mort, mais sur la question de savoir comment l’expérience de la prison peut devenir un point de départ pour se relever et envisager l’avenir avec espoir.

Plusieurs anciens prisonniers ont partagé leurs histoires : certains ont été persécutés par le régime d’Assad, d’autres par les milices de Jabhat al-Nusra (Hayat Tahrir al-Sham -HTS- par la suite). Malgré l’horreur qu’ils ont vécue, ils ont témoigné de la possibilité de rester humain au milieu de l’inhumanité. Certains ont raconté qu’ils avaient réussi, même dans les conditions les plus extrêmes, à reconnaître l’humanité de leurs bourreaux.

Une femme s’est souvenue avec émotion du jour où, avec un groupe d’amis, elle a cherché un endroit pour prier pour un compagnon tombé sous les bombes au début de la guerre. Aucune église ne les a accueillis, mais à Mar Moussa, avec Paolo et la communauté, ils ont trouvé une porte ouverte et un accueil qu’ils n’ont jamais oublié. Ce souvenir a également été pour nous un signe éloquent d’espoir.

La deuxième journée a été consacrée au thème de la réconciliation.
L’un des intervenants était un médecin musulman, disciple du penseur syrien Jawdat Said, figure de référence de l’islam non violent. Cet homme, qui avait perdu ses deux fils pendant la guerre, nous a parlé des conditions nécessaires à une véritable réconciliation. Cette journée a été marquée par des moments de forte tension : les participants provenaient de presque toutes les composantes de la société syrienne (à l’exception des Alaouites, encore marqués par les massacres sur la côte et craignant de quitter leurs zones). Cependant, ces tensions nous ont semblé être un signe d’authenticité : tous se sont sentis libres d’exprimer leurs peurs et leurs blessures, en se confrontant ouvertement à ceux qui étaient perçus comme des ennemis ou des bourreaux. Ce fut un rare moment de vérité, où certains ont pu toucher pour la première fois la douleur de l’autre. Nous avons compris à quel point des espaces comme Mar Musa sont nécessaires : des lieux sûrs, où chacun peut se sentir accueilli et trouver le courage de partager ses souffrances et ses peurs.

Le troisième jour, nous avons réfléchi à l’importance de l’éducation à la paix.
La nécessité de travailler avec les jeunes et les enfants afin de construire une culture différente de celle imposée par la guerre est apparue avec force. Le chemin est long et prendra du temps, car le traumatisme que tous les Syriens portent en eux est profond.
Le quatrième jour a été consacré à Paolo. Ce fut le plus émouvant : les témoignages de ceux qui l’ont connu ont fait ressortir un souvenir vivant, où les larmes étaient souvent le seul langage possible. Nous avons conclu par un petit pèlerinage autour du monastère, en nous arrêtant dans les lieux qui lui étaient chers. Chaque étape était imprégnée de sa présence et nous parlait encore de notre vocation et de la vie communautaire.

La terrasse de Mar Musa a, comme toujours, un effet presque magique. Après chaque longue journée de rencontre, déjà chargée d’émotions et de moments de profonde douleur, on pouvait rencontrer dans chaque coin de petits groupes de personnes qui discutaient et partageaient leurs expériences.
Fatiguée, presque submergée, une force inexplicable m’a poussée à rejoindre un petit groupe de jeunes : certains sunnites d’Idlib, d’autres chrétiens de la région. L’une des filles d’Idlib nous a raconté, entre deux sanglots, la tragédie de la mort de ses deux sœurs sous les bombardements. Elle nous a montré le seul souvenir qui lui restait : le journal intime de sa dernière sœur, une jeune fille passionnée d’écriture, désormais couvert de son sang. Le père de la jeune fille est tombé gravement malade ; ils ont réussi à le faire sortir d’Idlib, mais il est mort loin de sa famille. La première visite que la jeune fille a voulu faire après la libération a été celle de la tombe de son père. Malgré toute cette douleur, avec d’autres femmes, elles ont réussi à ouvrir une bibliothèque, un lieu d’accueil où elles peuvent continuer à œuvrer pour la paix. Lorsque les combattants sont entrés à Alep, certaines mères d’Idlib ont été invitées par ces jeunes filles à écrire des lettres aux mères d’Alep, afin de les rassurer en ces moments de peur. Elles ont également exprimé le souhait, si elles en ont la possibilité, de se rendre sur la côte pour être proches des mères alaouites et leur offrir du réconfort.

Les larmes de chacun étaient le signe tangible de ce que l’on ressent lorsqu’on accueille et reconnaît l’immensité de la douleur de personnes jusque-là perçues comme lointaines, voire appartenant au groupe « ennemi ». Ces moments de larmes et de partage apparaissaient comme une purification, une première étape vers un accueil plus authentique. Toucher et accueillir la douleur de l’autre devient ainsi la première véritable étape vers une réconciliation profonde.

Lettre 3

Je me trouve sur la terrasse du Ḥayek. La lune, presque pleine, illumine toute la vallée de sa lumière claire. Le calme est extraordinaire. J’échange quelques mots avec Carol : ensemble, nous nous souvenons de la situation, nous abordons en profondeur certaines des difficultés que notre pays continue de vivre. Nous sommes ici, nous portons tout et tout le monde dans notre cœur et dans nos prières. Chaque personne qui souffre est présente dans nos pensées, et nous nous interrogeons sur les voies qui pourraient ouvrir un avenir meilleur. Nous faisons ce que nous pouvons, avec nos modestes moyens, sachant que beaucoup dépend aussi des nombreuses initiatives locales qui doivent voir le jour et se développer.

La condition des chrétiens nous tient particulièrement à cœur : la plupart d’entre eux vivent dans l’attente d’une occasion de partir, et ce désir, bien que compréhensible, les empêche souvent de se sentir partie prenante dans la reconstruction du pays. Ce n’est pas le cas de tous, bien sûr. Et c’est toujours une joie de rencontrer des compagnons de route qui croient en l’importance de s’enraciner dans cette terre. Certains d’entre eux étaient présents à la rencontre dont je vous ai déjà parlé.

Le dernier jour, un groupe de jeunes d’Idlib, accompagné d’un ami damascène, a lancé une initiative émouvante : « Les jardins des figuiers ». Comme dans les jardins du souvenir, chaque arbre est dédié à une personne qui n’est plus parmi nous : ceux qui sont morts, ceux qui ont été emprisonnés, ceux qui ont été kidnappés et dont on est sans nouvelles. L’idée est née lorsqu’une jeune fille a reçu la photo de ce qui restait de sa maison détruite. Dans ce coin, où sa grand-mère avait l’habitude de s’asseoir et de chanter pendant les dernières années de sa vie, poussait un figuier. Cette grand-mère, qui souhaitait revoir ses proches contraints de partir, n’a pas pu les serrer dans ses bras. C’est de là qu’est né le désir de planter des figuiers, et d’autres arbres, dans toute la Syrie, en signe de mémoire vivante pour ceux qui ne sont plus là.
Nous avons invité certaines familles à choisir un arbre et à nous raconter non pas tant comment la personne avait disparu, mais sa vie, ses rêves, sa présence. L’émotion nous a envahis : nous étions tous en larmes. J’ai été particulièrement touché par l’arrivée des parents de George, un ami qui avait participé aux premières manifestations avec des fleurs, emprisonné à deux reprises, puis disparu sans laisser de traces. L’espoir avait repris lorsque des informations provenant des prisons laissaient entrevoir la possibilité de son retour, et que sa photo avait recommencé à circuler sur le net. Mais comme pour beaucoup d’autres, on n’a plus jamais entendu parler de lui.

Sa mère, en larmes, racontait à quel point Mar Moussa était important pour lui et comment il parvenait toujours à y retrouver la force de l’espoir. Elle nous a confié une grande responsabilité : avec l’arbre planté en son nom, elle a dit qu’elle reviendrait plus souvent, car elle sent qu’une partie de son fils vit désormais en ce lieu. Combien de personnes souhaitent simplement avoir un endroit où pleurer et se souvenir de leurs proches, et même cela ne leur est pas accordé ! Quelle souffrance.
Je repense à tout cela en me souvenant également d’une des étapes de notre pèlerinage, effectuée la veille. Nous l’avons faite à partir de l’endroit où Paolo nous a salués pour la dernière fois avant de quitter la Syrie. Au cours de cette étape, nous avons prié et pensé à tous les adieux sans retour :

« C’est ici que Paolo salua les membres du monastère et partit pour son dernier voyage. Il fit ses adieux à cet endroit qu’il avait aimé, aux frères et sœurs avec lesquels il avait partagé sa vie. Mais son cœur resta ici : dans le monastère, sur la montagne, en Syrie. Malgré la douleur du départ, il exprima un grand espoir : pouvoir revenir un jour dans une Syrie libre, une Syrie qui accueille tout le monde. Il vécut l’exil avec son corps, mais il ne quitta jamais sa patrie avec son esprit. Il aspirait à un pays qui n’exclut personne, à un peuple qui vit comme une seule communauté, et non comme des groupes en conflit. Partout où il se trouvait, il portait la Syrie dans son cœur, il parlait pour elle, il agissait pour elle, il priait pour qu’elle redevienne libre, sûre, hospitalière. Mais la Syrie continue de saigner, et les vagues de violence continuent de s’abattre sur son humanité et sa dignité. Paolo a disparu, et son absence fait désormais partie de l’absence plus grande encore que la Syrie vit chaque jour. Combien d’adieux sans retour ont eu lieu ? Et combien de cœurs attendent encore leurs proches devant des portes qui ne s’ouvrent pas ?
Silence
Ô Dieu de l’adieu et de l’espoir, dans cette terre meurtrie où se mêlent les larmes de la perte et les rêves de paix, apprends-nous à croire au retour malgré l’absence, à persévérer comme un peuple qui attend ses enfants devant des portes silencieuses. Apprends-nous à rester fermes, en portant dans nos cœurs l’amour de la patrie et la patience de l’attente. Fais que nous semions la paix là où habite la douleur, et que nous construisions la dignité parmi les fissures des blessures. Bénis et guéris la Syrie blessée, protège ceux qui ne savent pas si l’adieu sera définitif, et transforme les souffrances de tous en prière capable d’ouvrir les portes de l’espoir.

Dans le cadre d’une autre initiative, destinée à rendre visite à certaines familles qui ont perdu des êtres chers, soit au cours de l’année écoulée, soit depuis le début de la guerre, il s’agissait simplement d’aller les voir et d’écouter leur douleur. J’ai eu l’occasion d’y participer en me rendant dans le seul village sunnite de la vallée des chrétiens.

Cette visite m’a profondément marqué : outre la douleur que nous avons rencontrée chez des personnes pleines de dignité et de force, le souvenir des violences commises par les milices chrétiennes, qui ont tué des femmes et des enfants, a également refait surface. Quelle souffrance et quelle honte j’ai ressenties en entendant ces histoires ! Tout au long de la guerre, j’ai toujours réfléchi à ce point, arrivant à la conclusion que, malheureusement, les chrétiens ne sont pas ipso facto non violents. Dans de nombreux endroits en Syrie, ils n’ont pas été violents non pas parce qu’ils ont choisi de ne pas l’être, mais parce qu’ils n’avaient pas d’armes. Nous ne sommes pas non violents par choix, mais souvent par nécessité. La preuve en est que lorsqu’un groupe chrétien a été soutenu par le régime, il a pu commettre les crimes les plus atroces.
La non-violence ne consiste pas simplement à ne pas commettre d’actes violents lorsque cela n’est pas possible. Il s’agit plutôt de choisir de ne pas le faire lorsque cela serait possible. C’est une décision, un jihad, un effort continu pour être les disciples de l’Humble et du Doux de cœur.

Lors de cette même visite, j’ai été frappé par l’attitude d’une mère chrétienne qui, après avoir perdu son fils, a décidé de s’engager en faveur de la réconciliation. Elle a choisi de venir écouter la douleur de personnes parmi lesquelles se trouvait peut-être celui qui avait tué son fils. La présence d’un médecin chrétien qui a voulu nous accompagner, prenant ainsi ses distances par rapport à l’attitude violente d’autres chrétiens de la vallée, a également été extraordinaire.
Une autre mère, musulmane, n’a appris que des années plus tard la mort de son mari et de son fils. Elle nous a raconté sa longue attente, comment, à chaque fête, elle imaginait la croissance de son fils, allant même jusqu’à lui acheter de nouveaux vêtements. Ses larmes nous ont tous touchés. Nous avons également visité la maison détruite d’une journaliste qui nous a guidés tout au long du parcours : elle nous a raconté avec quelle difficulté sa mère avait abandonné cette maison et comment, depuis lors, elle n’y était jamais revenue. Elle attend toujours le jour où elle pourra y retourner…

La douceur et la force de nos accompagnateurs – sunnites anciens prisonniers ou déplacés, druzes déplacés, chrétiens d’autres régions de Syrie et de la région, ismaéliens engagés dans la réconciliation… – ainsi que l’ouverture et l’engagement sérieux d’un prêtre local, nous ont donné un peu de répit au milieu de tant de souffrance étouffante.

En eux tous, je vois se réaliser ce que disait mon amie Etty Hillesum : si la douleur que nous vivons ne parvient pas à élargir nos horizons, alors elle a été inutile. Leur douleur, en revanche, a su élargir leur regard, les poussant à aller à la rencontre de la douleur de l’autre et se révélant ainsi, paradoxalement, féconde : féconde dans la rencontre avec l’humanité de l’autre et dans la croissance commune dans l’humanité.

Il ne reste plus que quelques jours avant mon retour en Italie. Ces derniers mois ont été chargés de toutes les contradictions possibles. Je rentre inquiète, car beaucoup de choses ne sont pas de bon augure. Mais je rentre aussi pleine de foi, convaincue que le bien existe et que nous sommes appelés à faire confiance et à faire tout notre possible pour que ce pays bien-aimé puisse faire un pas – même petit et humble – vers la vie et, pourquoi pas, vers la vie pleine. Amen.