Après une décennie de silence, la mémoire de Paolo Dall’Oglio ravivée

Pour la première fois depuis 12 ans, la disparition du prêtre italien, fondateur du monastère de Mar Moussa, a pu être commémorée publiquement en Syrie en 2025. Le message de Paolo Dall’Oglio trouve un écho particulier dans un pays bouleversé par de récentes vagues de violences.
De son regard azur, Jihad Youssef embrasse les quelque 300 personnes venues commémorer la mémoire de Paolo Dall’Oglio, disparu 12 ans plus tôt, le 29 juillet 2013. Dans son dos se dresse le monastère de Mar Moussa, suspendu à la falaise et baigné par les rayons brûlants du soleil.
Le supérieur prend la parole pour clôturer la célébration. « Chers frères et sœurs, nous sommes réunis ici aujourd’hui dans un esprit d’amitié et de respect, pour prier et évoquer notre père Paolo, dont nous ignorons encore le sort. Le moine Boulos (Paul en arabe, ndlr) a consacré sa vie à Dieu, dans l’amour pour l’islam et les musulmans », déclare-t-il.
Dans l’assemblée, les sourires se mêlent aux larmes. En 12 ans, c’est la première fois que tous ceux qui ont connu de près ou de loin le prêtre italien peuvent évoquer son nom et commémorer sa disparition.

« Le père Paolo était venu plusieurs fois célébrer des messes dans notre église d’Hama. Son message, et le fait qu’il soit venu en Syrie, m’avait profondément touchée. Il est pour nous une fierté », murmure Aida Dergham, 65 ans. La chrétienne sourit tristement, accrochée au bras de son mari. « J’ai l’impression d’être à son enterrement », glisse une autre personne venue assister à la célébration.
À quelques pas, les hommes vêtus de noir de la Sécurité générale montent la garde, une oreille curieuse tendue vers la fanfare qui entame un nouvel air.
La Syrie, à l’appel du Christ
Cette messe a été sobrement célébrée par Jacques Mourad, archevêque syriaque catholique de Homs. Elle marque la fin de la commémoration organisée du 25 au 28 juillet 2025, dans l’intimité du monastère de Mar Moussa el-Habachi.
Durant l’une de ces journées, une cinquantaine de personnes, ayant pour la plupart connu le disparu, ont raconté tour à tour leur dernier souvenir, une anecdote, ou un moment marquant avec le fondateur de la communauté religieuse qui vit dans le désert syrien, à 80 km au nord de Damas.

Au milieu du groupe trône une icône représentant le père Paolo. Son regard pensif est tourné vers l’horizon. « Lorsqu’il a descendu les marches du monastère pour la dernière fois. Il criait “Liberté, liberté”. Il était très inquiet mais il avait insisté pour aller visiter les familles de Nabek victimes de la guerre. Il a passé une heure avec chacune d’elles », raconte Jihad Youssef.
Tous font le récit d’une personne charismatique, qui parlait souvent très fort, au discours « dont on ne comprenait parfois rien », mais qui a décidé de lier son destin à celui de la Syrie, à l’appel du Christ. Jésuite italien missionné en Syrie, il découvre en 1982 les ruines du monastère de Saint-Moïse-l’Abyssin, bâti au XIe siècle. Tombé amoureux de ce lieu reculé du monde, il y établit une communauté religieuse œcuménique mixte.
Jeune novice, il annonçait déjà son désir d’offrir sa « vie pour le salut des musulmans ». À l’évocation de tous ces souvenirs, tous sourient, se replongeant dans une époque révolue. Le père Jihad est le dernier à prendre la parole. « Paolo, c’est la Syrie. Il fait partie d’un pays qui n’est plus et que j’ai connu et aimé. » Sa voix se brise, son regard se remplit de larmes.
« Sa présence et son héritage »
Même si le sort du religieux reste inconnu, ce qui rend pour beaucoup difficile de faire son deuil, pouvoir évoquer publiquement sa mémoire est un soulagement. « ll y avait une chape de plomb sur le message du père Paolo et, les larmes de Jihad, c’est parce que c’est la première fois qu’il en parle. Nous nous étions déjà retrouvés en Italie à l’occasion des 10 ans de sa disparition. Mais ici, c’est particulièrement fort de commémorer sa mémoire, parce que l’on sent sa présence et son héritage », souffle à l’issue de ce moment d’échange Églantine Gabaix-Hialé, autrice avec le père Paolo de deux livres et membre de l’Œuvre d’Orient.
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En 2011, alors que Bachar el-Assad réprime la révolution par la violence et que la contestation populaire bascule en lutte armée, Paolo Dall’Oglio s’oppose ouvertement au régime dictatorial. Il est expulsé de Syrie.
L’année d’après, il se rend à Raqqa, alors contrôlée par l’État islamique. Le religieux est enlevé le 29 juillet 2013. Tandis que le mystère demeure sur son sort, les autorités syriennes interdisent toute commémoration.
Accueil et partage
Dans une Syrie meurtrie par les sièges, les détentions arbitraires et la torture, les religieux de la communauté restent entre les murs en pierre ocre de Mar Moussa, pleurant en silence l’absence de Paolo Dall’Oglio, dans les pas duquel ils s’étaient engagés.
« C’était tellement difficile ! Le silence a creusé une profonde cicatrice en nous. Nous ne pouvions pas le nommer publiquement, confie sœur Houda Fadoul, responsable du monastère durant la guerre. Comme il nous l’avait demandé, nous avons séparé son nom de notre communauté, car c’était la seule option pour que le régime d’Assad ne nous voie pas comme un danger, et que nous puissions rester. »
Le monastère, que Boulos avait fondé pour qu’il soit un lieu d’accueil et de partage, ferme ses portes au public. Dans l’ombre, les religieux continuent de faire vivre le message du religieux italien, qui avait fait du dialogue intercommunautaire le cœur de son projet. « Lorsque la guerre est arrivée à Nabek (le village situé à proximité du monastère, ndlr), de nombreuses rues chrétiennes ont été détruites ou brûlées. Nous avons rapidement commencé à les restaurer », raconte sœur Houda, assise en tailleur dans la chapelle de Mar Moussa, dont les murs sont recouverts de fresques datant des XIe et XIIe siècles.
Elle poursuit : « À Nabek, nous avons fondé une école de musique et une crèche qui ne compte que six enfants chrétiens parmi les 170 qu’elle accueille. Tous ces jeunes grandissent ensemble. C’est le symbole que nous voulons rester ensemble, que nous sommes voisins. »
Tandis que le message de Paolo Dall’Oglio n’est plus audible en Syrie, il se diffuse à l’étranger. La communauté des amis de Mar Moussa continue de se développer en France, en Italie, en Belgique et en Suisse. Dans l’Hexagone, cette communauté compte quelque 250 personnes, dont fait partie Jean-Luc Vignoulle. Assis face à l’étendue désertique qu’il contemple tout en feuilletant un livre emprunté à la bibliothèque du monastère, il savoure son premier séjour à Mar Moussa depuis 2008. Le médecin généraliste de 75 ans a découvert le monastère et son fondateur en 2000, lors d’un voyage visant à mieux connaître l’islam.

Conquis par son message, il le fait venir en 2006 à Chambéry. « Nous avons organisé un échange autour du livre Amoureux de l’islam, croyant en Jésus (avec Églantine Gabaix-Hialé, les Éditions de l’Atelier, 2009), devenu la base des rencontres entre chrétiens et musulmans que j’organise à Chambéry, raconte le retraité. Les musulmans ont tout de suite été conquis par l’introduction du père Paolo, et par le fait qu’il s’adresse à eux en arabe. »
Le lendemain de cette rencontre, des imams du quartier rencontraient le jésuite. Jean-Luc Vignoulle continue aujourd’hui d’organiser tous les deux mois des moments interreligieux qui regroupent entre 60 et 80 personnes. « Sa vie ne peut pas laisser indifférent. Très vite, tu te demandes ce qui nous sépare réellement de l’autre dans nos sociétés », explique le médecin, dont la fascination pour Paolo est restée intacte.
Nouvel élan pour le dialogue
À l’occasion des 12 ans de la disparition de Paolo, les religieux de Mar Moussa ont voulu redonner, en Syrie, un nouvel élan à son message.
Entre les pierres du monastère, devenu l’incarnation la plus concrète de l’héritage du religieux, le dialogue s’est à nouveau glissé lors de quatre journées de conférences et de groupes de dialogue. « C’était très fort, c’était finalement le message du père Paolo qui a vécu pendant ces quelques jours, raconte avec émotion Églantine Gabaix-Hialé. Après toutes ces années où parler de Paolo était tabou, j’ai été surprise de voir tant de gens sensibles à son message. Certains des participants ne l’avaient jamais connu et on voit qu’une transmission s’est faite. »
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Chaque jour, des thèmes tels que l’espérance face à l’emprisonnement, la réconciliation et la culture de la paix ont été abordés avec des volontaires originaires des quatre coins de la Syrie et de toutes confessions.
Les échanges ont parfois été tendus, à l’instar de cette discussion entre un membre de l’appareil sécuritaire syrien et une femme originaire de Soueïda, dont la maison a été brûlée il y a quelques jours dans les affrontements dont la ville à majorité druze a été le théâtre. « Ces quatre jours de conférence, c’était le cri que chacun veut que l’autre entende. Les gens avaient besoin de dire : “Moi aussi, j’ai subi l’injustice. Moi aussi, j’étais abandonné.” Les gens n’étaient pas toujours d’accord, mais ces échanges étaient vraiment fondamentaux et nécessaires », assure Jihad Youssef.
Un pèlerinage a également été organisé au sein du monastère, autour des lieux qui étaient chers au jésuite. À chaque étape, chrétiens et musulmans ont prié ensemble pour que son message panse les plaies d’une Syrie meurtrie par 13 ans de guerre civile. Au côté de l’icône représentant le moine, les participants ont porté le portrait en noir et blanc de Mazen el-Hamada, activiste originaire de Deir Ez-Zor, connu pour avoir ouvertement dénoncé les conditions de détention dans les prisons syriennes durant le conflit.
Il a été emprisonné à plusieurs reprises, et est décédé en détention en décembre 2024, quelques jours avant la chute du régime, à l’âge de 47 ans. « Nous avons mis ces photos ensemble car ils ont tous les deux disparu, il n’y a pas de différence entre chrétiens et musulmans. Désormais, les chrétiens aussi aiment Mazen », explique sa sœur, Amal, qui a assisté aux cinq jours de conférences.
Pour beaucoup, Paolo est devenu un des visages de ces milliers de Syriens disparus durant la guerre civile, dont le sort reste inconnu. « Il est difficile de surmonter la perte de mon frère, mais cet événement a apaisé ma douleur », confie Amel el-Hamada.
La violence et l’espoir
Depuis le 8 décembre 2024, les nouvelles autorités tardent à ériger des mécanismes de justice transitionnelle pour toutes les victimes de la guerre. « Le gouvernement a commencé à mettre en place la justice, mais il devrait redoubler d’efforts. Certains criminels seulement sont arrêtés. Ils devraient recourir au droit international, notamment les grands criminels qui ont collaboré étroitement avec Bachar el-Assad, avance la femme tout de noir vêtue. Dans ce contexte, Mar Moussa fait un excellent travail. Cet événement est une première, mais il aura un écho national. »
Dans les semaines qui ont précédé ce temps fort de dialogue, la Syrie a été frappée par plusieurs épisodes de violence. Mi-juillet 2025, la ville à majorité druze de Soueïda a été le théâtre de violents affrontements entre factions armées de cette minorité et civils bédouins. Le 24 juillet, ces violences avaient fait plus de 1300 victimes, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Le 22 juin, un attentat a par ailleurs fait 25 morts dans une église grecque-orthodoxe de la banlieue de Damas.
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C’est la première fois que les chrétiens étaient visés par une telle attaque en Syrie depuis plus d’un siècle. Cette violence visant les minorités syriennes a ravivé les craintes des chrétiens, dont beaucoup cherchent désormais à quitter la Syrie. Nombre d’entre eux considèrent désormais le dialogue avec les musulmans comme inutile voire impossible.
Fervent disciple de Paolo Dall’Oglio, Jihad Youssef sait que le message de la communauté de Mar Moussa se heurte à la profondeur des blessures du peuple syrien. Il ne perd pas pour autant espoir. « De toute façon, qu’est-ce qu’une société mûre ?, interroge-t-il. Il faut commencer, se lancer, et les mentalités mûriront au fur et à mesure. »
Il avoue lui-même craindre l’avenir, voir la présence de la communauté œcuménique menacée et se méfier des nouvelles autorités. « Mais nous n’avons pas d’autre choix que de leur faire confiance car nous n’avons pas d’alternative », assure-t-il dans un calme qui se mêle à celui du monastère de Mar Moussa. Il sourit, puis conclut : « Nous devons être, avec courage et joie, l’Église de l’islam, car notre sort est lié au sien, et notre prospérité à la sienne. »
cf La Vie,
Par Apolline Convain, 6.8.2025