Mgr Jacques Mourad : « L’unique refuge pour nous en Syrie, c’est Dieu »

De passage à Rome, Jacques Mourad, archevêque syriaque catholique de Homs, témoigne de la situation préoccupante en Syrie.
Publié le 28/10/2025 à 16h21, mis à jour le 28/10/2025 à 16h21 • Lecture 6 min. www.lavie.fr

 

Presque un an après la chute du régime de Bachar el-Assad, renversé fin 2024 après plus de 13 années de guerre civile, la Syrie peine à se relever. Le pays, désormais dirigé par un gouvernement de transition présidé par l’ancien chef rebelle islamiste Ahmed al-Charaa, reste confronté à une grave crise humanitaire et à de profondes divisions.

En visite à Rome, où il a reçu le prix Jean-Paul-II pour la paix, l’archevêque syriaque catholique de Homs, Jacques Mourad (ancien moine de la communauté de Deir Mar Moussa) partage sa préoccupation et son espérance pour le peuple syrien.

Pourriez-vous nous donner votre lecture de la situation en Syrie depuis la chute du régime en décembre 2024 ?

La vie en Syrie est tellement compliquée… On ne sait ni où l’on va ni comment. Rien n’est clair, que ce soit au niveau de la politique intérieure ou au niveau de la politique internationale. Les changements rapides qui se sont produits au Moyen-Orient et dans le monde ne rendent pas la vie du peuple stable et sereine. Le gouvernement lui-même est confus.

C’est un gouvernement islamique radical qui essaie de trouver sa place au sein de la politique et de la communauté internationale. Le fait par exemple que l’Onu et les États-Unis aient accueilli le président al-Charaa, est perçu comme une reconnaissance. Je ne serais pas contre cela s’il s’agissait vraiment d’un gouvernement islamique radical, dans un sens profond. Parce que l’islam, dans son sens profond, est une religion de miséricorde, de justice et de respect.

Mais la réalité de ce que nous vivons, c’est que le peuple syrien est exclu des décisions. Que ce qui était autrefois le Palais de justice doit désormais être appelé « palais de l’injustice ». La corruption continue comme sous le régime précédent. Dans l’Islam, on ne laisse pas quelqu’un aller se coucher l’estomac vide. Mais en Syrie beaucoup de gens vont dormir sans avoir mangé. La pauvreté et la faim se sont aggravées depuis que l’Onu a décidé de réduire toutes les aides humanitaires.

Comment faites-vous face à cette pauvreté dans votre Église ?

Beaucoup d’associations catholiques, de communautés et de paroisses nous aident et nous avons un bureau dédié à l’aide humanitaire. Nous distribuons ce que nous recevons, même si nous sommes le diocèse le plus pauvre de toute la Syrie. La plupart des gens qui viennent nous voir demandent une petite aide pour acheter du pain pour leur famille, pour le jour même. Ce sont des situations d’urgence.

Très peu de gens peuvent se chauffer. Même nous, dans le diocèse, nous avons peu de combustibles et le peu de mazout que nous achetons pour les poêles, nous le consacrons aux hôtes que nous recevons, parce qu’il faut recevoir les gens avec respect et dignité. Mais en ce qui nous concerne, nous avons décidé de partager les conditions de vie du peuple auquel nous appartenons, et qui a froid.

L’exode des chrétiens se poursuit-il ?

L’exode continue, et fortement, et pas seulement ici : c’est le cas dans tous les pays de la région. L’Église existe toujours par une volonté divine, non par une décision humaine, voilà pourquoi elle ne meurt jamais. La question que je pose est la suivante : continue-t-on à rester passifs face à cette émigration très forte qui a cours depuis plusieurs années au Moyen-Orient, pays où se trouvent les racines de l’Église ? Et quelles seront les conséquences ?

L’Église en Syrie, au Liban et en Terre sainte est la racine de l’arbre. C’est de là que les apôtres sont partis pour prêcher et annoncer la Bonne Nouvelle. Si l’on sectionne la racine, que se passera-t-il ? Je pense que la politique a une responsabilité directe. Par conséquent, nous sommes très préoccupés, mais nous tenons grâce à notre foi, fondement de notre espérance.

Comment arrêter cette hémorragie ?

Selon moi, il faut que l’Église, avec l’aide de la communauté internationale, crée des projets fondamentaux, comme les écoles et les hôpitaux, parce que ce sont des institutions qui touchent les gens au plus près de leurs besoins.

La communauté internationale a également le devoir de décider au plus vite de ce qu’elle doit faire pour la stabilité et pour le futur du Moyen-Orient. J’entends par là tout le Moyen-Orient, parce que le devenir de tous les pays, la Syrie, le Liban, la Jordanie, la Terre sainte, l’Irak, sont liés. S’il y a une guerre dans un pays, tous les autres sont gagnés par l’instabilité. Il faut vraiment que le conflit en Terre sainte prenne fin, sinon rien ne tiendra. Les solutions seront provisoires et bancales.

Comment parvenir à une solution juste pour l’ensemble de ces pays ?

En commençant par résoudre le problème israélo-palestinien avec justice, et non selon des logiques de domination. Parce que la réalité aujourd’hui, c’est que la force israélienne décide pour tout le monde, pour le Liban, pour la Jordanie, pour l’Irak, pour nous. Mais une paix forcée est une paix qui se détruit vite, parce que le mal produit le mal.

La justice, est le seul moyen de bâtir un vrai futur, une vraie paix. Et cela ne relève pas seulement de la responsabilité d’Israël et de la Palestine. C’est aussi celle de l’Onu, de la communauté européenne, de tous les pays qui ont la capacité et la force. Voilà pourquoi je me demande : pourquoi ces pays ne mesurent-ils pas davantage combien ils ont intérêt à ce que cette guerre cesse dans cette région du monde, qui est importante pour tout le bassin méditerranéen et pour tout le monde ?

Le plan Trump ne vous semble pas à même de proposer une paix durable…

De quoi parle-t-on ? Déposséder le peuple syrien de sa terre, et je pense ici au plateau du Golan, et modifier géographiquement la carte politique de la région reviennent à arracher la tête du corps. Toutes les sources d’eau qui approvisionnent Damas se trouvent dans le Golan. Que se passera-t-il ? Les gens qui habitent à Damas devront acheter l’eau. Ils auront davantage faim. La vie économique restera très faible dans le pays, alors que renforcée, la Syrie peut servir au développement de beaucoup d’autres pays.

Avec ce choix politique, notre pays n’aura pas l’espoir d’une stabilité économique. La signature de cet accord m’évoque des mourants à qui l’on fait signer un nouveau testament inégal sur leur lit d’hôpital. Aujourd’hui, nous nous sentons étrangers dans notre pays à cause des conflits religieux, politiques et ethniques issus de la gestion des grandes puissances, qui, à mon avis, sont les responsables directs de tout ce qu’il se passe dans la région.

Les Alaouites, présents sur la côte syrienne, ont été visés par des groupes armés associés au nouveau régime. En juillet 2025, ce sont les Druzes qui ont été visés à Soueïda. Que disent ces massacres de la capacité du nouveau régime à contrôler les troupes qui l’ont porté au pouvoir ?

Ce n’est pas une question de contrôle, mais de décision. Le fait que des groupes alliés à ce gouvernement commettent ces massacres et que personne n’ait été jugé montre que nous n’avons pas un vrai gouvernement mais un groupe militaire qui est arrivé au pouvoir, qui a pris toutes les clés du pays et qu’il ouvre et qu’il ferme la porte comme il veut.

Le peuple est mis à part, il n’est pas considéré.

La récente attaque contre la croix de la cathédrale de Homs a été décrite comme « une attaque directe contre la paix civile et la cohabitation ». Quels sentiments cette attaque a-t-elle suscités parmi les fidèles ?

C’est un peu compliqué. Les gens sont perdus, ils ne savent pas qui est derrière cet attentat, car le gouvernement a immédiatement verrouillé l’information. C’est comme cela pour tout. Les Syriens sont entrés dans un état de peur et de préoccupations. Ils cherchent désespérément un chemin pour en sortir… et un autre pays où ils pourront vivre en sécurité.

En même temps, j’ai vu le courage extraordinaire de la part de notre peuple chrétien et je l’attribue à la foi. Le dimanche suivant cette attaque, notre église était pleine de monde. Les gens sont conscients que l’unique refuge pour nous, c’est Dieu. Nous n’avons pas peur, nous sommes un peuple qui résiste. Nous avons déjà résisté 14 ans et nous continuerons à résister. Nous portons la croix.

Croyez-vous toujours au dialogue interreligieux ?

Plus que jamais, même si ce n’est pas facile. C’est le seul moyen. L’amour, le service, le dialogue, le respect sont les principes qui aident à construire une nouvelle société. Chrétiens et musulmans, nous sommes riches de traditions religieuses respectives qui insistent sur le caractère sacré de la vie et sur la dignité de la personne humaine.

Les recherches théologiques et le dialogue interreligieux et interculturels ne sont pas une option, mais une nécessité. Peut-être cela portera-t-il des fruits, à long terme, et ce seront des fruits stables.